Uchronie : un genre, quatre styles
1°) Quelle est l'origine de l'uchronie, son point de divergence, c'est-à-dire, que s'est-il passé dans cette Histoire alternative qui ne s'est pas produit (ou le contraire) dans la nôtre ?
L'uchronie repose toujours sur une hypothèse initiale, même si elle est
parfois informulée. Cette hypothèse constitue l'épine dorsale de
l'uchronie et elle se doit par conséquent d'être solide sans quoi
l'uchronie ne sera pas crédible. Lire une histoire imaginée par un autre
revient à laisser votre imaginaire s'accorder à celui d'un autre et
cela n'a rien d'évident. Il faut donc que l'hypothèse initiale soit convaincante
sinon, le risque est fort pour que le lecteur n'y croie pas et n'entre
pas dans l'histoire. A partir de quoi on peut distinguer deux types
d'hypothèses initiales, que j'étiquetterai grâce à une terminologie
mathématique.
L'uchronie peut être justifiée en faisant intervenir une dimension
extérieure telle que par exemple une civilisation extraterrestre. C'est
par exemple le cas dans La Lune seule le sait
de Johan Heliot, où l'auteur imagine qu'en France le Second Empire
s'est maintenu jusqu'au XXème siècle en partie grâce à l'alliance avec
des "envahisseurs" extraterrestres, les Ishkiss. La dimension extérieure
invoquée par l'auteur doit être considérée comme "inaccessible" à
l'être humain de l'époque choisie pour le point de divergence, dans les
circonstances historiques retenues pour l'intervention de l'hypothèse
initiale, ce qui me permet de qualifier ce type d'hypothèse de transcendante. Je parlerai donc dans ce cas d'uchronie à hypothèse transcendante.
Dans le cas de l'exemple retenu, on pourrait imaginer différentes
hypothèses transcendantes, telles que par exemple celle qui ferait
intervenir un "voyageur temporel" venu d'un futur qui serait en fait le
nôtre... dans le but d'éviter que ce futur existe.
A contrario, il est permis d'imaginer une hypothèse initiale sans
intervention d'ordre extérieur ou supérieur. C'est le cas par exemple de
l'excellente uchronie Fantasque TimeLine
où les auteurs imaginent que le gouvernement français, en 1940, aurait
pu choisir de se replier en Afrique du Nord pour continuer le combat
plutôt que de signer un armistice compromettant avec l'Allemagne nazie.
Par rapport à l'hypothèse du transcendant, on se trouve ici dans un cas
où l'histoire diverge pour des raisons humaines et pour nulle autre. En
Mathématiques, dire qu'un nombre est transcendant (tel que Pi, par exemple) revient à dire qu'il n'est pas algébrique : je dirai donc qu'en uchronie, une hypothèse ne faisant intervenir aucune transcendance mérite d'être qualifiée d'algébrique. Une uchronie à hypothèse algébrique
serait donc une uchronie où l'histoire alternative est justifiée par un
point de divergence humain tel que : et si Henri IV n'avait pas été
assassiné en 1610 ? Et si Napoléon avait remporté la bataille de
Waterloo ? Et si les états confédérés avaient remporté la guerre de
sécession américaine ? Et si... et si Leonid Brejnev n'avait pas envoyé
en Afghanistan les troupes soviétiques en 1979 ? Gageons que dans ce
dernier cas, on aurait pu se rapprocher en 1987 d'une situation
géopolitique sans doute plus favorable à l'URSS que celle que nous avons
connue... Et donc, peut-être, arriver à un point de divergence pouvant
expliquer l'exemple retenu.
2°)L'uchronie doit-elle considérer le point de divergence comme un simple prétexte narratif, ou bien au contraire tenir pour argument principal les conséquences de la divergence ?
C'est là une question fondamentale, tout autant que celle de la nature
transcendante ou algébrique du point de divergence, car cette deuxième
question permet de faire de l'uchronie une véritable réflexion sur
l'Histoire.
Dans le premier cas, l'uchronie pourra être qualifiée de discrète
au sens mathématique du terme : l'événement historique et, d'une
certaine façon, l'individu n'ont qu'une portée limitée sur le cours (ou
le "sens") de l'Histoire. En effet, cela revient à supposer qu'au bout
d'un temps plus ou moins long, l'Histoire peut reprendre son fil
initial, et que les conséquences du point de divergence s'atténuent au
fur et à mesure que l'on s'en éloigne. L'exemple de Fantasque TimeLine
cité plus haut semble bien correspondre à cette conception d'une uchronie discrète
: dans les deux cas, les forces de l'Axe vont être vaincues, et les
faits historiques constatés dans notre propre Histoire se reproduisent
ici presque à l'identique ! On trouve donc l'idée sous-jacente d'une
orientation intrinsèque de l'Histoire.
Dans le deuxième cas, au contraire, l'uchronie pourra être qualifiée de continue
: le point de divergence devient alors une véritable cassure
historique, car l'Histoire toute entière prend un nouveau chemin. C'est
le cas de la plupart des uchronies et en particulier de l'une des plus
célèbres, Histoire de la Monarchie universelle: Napoléon et la conquête du monde (1812-1832)
de Louis Geoffroy, où l'auteur imagine que Napoléon aurait vaincu la
Russie en 1812 avant d'envahir, avec succès, les îles britanniques. Clin
d'oeil dans l'histoire : l'auteur imagine que lors d'une traversée de
l'Atlantique Sud, Napoléon donne l'ordre de faire disparaître l'île de
Sainte-Hélène ! Symbole incompréhensible aux protagonistes de
l'histoire, mais qui révèle au lecteur l'intention de l'auteur : la
divergence uchronique vient perturber d'une façon définitive le cours de
l'Histoire. L'uchronie continue a donc pour vocation à imaginer un nouveau monde, au sens propre du terme.
- Uchronie discrète à hypothèse algébrique.
- Uchronie continue à hypothèse algébrique.
- Uchronie discrète à hypothèse transcendante.
- Uchronie continue à hypothèse transcendante.
Commentaires
Si une uchronie prend pour point de divergence une modification d'un fait historique, économique, religieux ou tout autre aspect des sciences humaines et sociales, elle me semble tout simplement anthropocentriste. Par opposition et pour reprendre l'ancienne dichotomie, les uchronies naturalistes s'intéressent aux divergences naturelles : physiques, chimiques, géologiques ou (exo)biologiques.
L'uchronie discrète pose quelques problèmes d'ordre philosophique : si une uchronie est identifiée, est-elle vraiment discrète ? Ou alors existe-t-il des uchronies silencieuses que l'on n'identifie jamais ? En cela on peut citer les Temps parallèles de Silverberg : les guides touristiques temporels essaient toujours de duper la patrouille temporelle en créant des petites uchronies silencieuses, qui n'affectent pas le présent de manière visible.
Un bon exemple d'uchronie discrète est peut-être la nouvelle de R.C. Wagner : H.P.L. (1890-1991). Dans ce récit, il imagine que Lovecraft ait pu être soigné de son cancer du côlon (divergence médicale - sciences naturelles et uchronie naturaliste) et ait poursuivi sa vie d'écrivain jusqu'à ses 101 ans. Il interagit alors avec des auteurs comme Dick ou Heinlein, changeant uniquement la petite histoire de la littérature de l'imaginaire (uchronie discrète). A l'inverse si j'écris une nouvelle où la Terre a deux lunes, je ferai de l'uchronie naturaliste continue.
Enfin le voyage temporel est un élément délicat à manier, s'il y a bien interaction avec la même ligne temporelle, il y a risque de générer des uchronies (le film Retour vers le futur jongle entre uchronies discrètes et continues), mais si l'on ne fait que sauter entre lignes de temps parallèles ?
L'uchronie à la base était surtout un exercice de prospective historique, je suppose que Tite-Live réfléchissant aux choix alternatifs d'Alexandre le Grand voulait surtout montrer sa maîtrise du contexte géopolitique du IVème siècle av. JC. L'uchronie comme prétexte littéraire me semble très récente, les progrès scientifiques de ces derniers siècles ont aussi permis d'élargir les champs perspectifs à plus de thèmes de SF.
J'admets que le concept d'uchrone discrète est assez difficile à cerner, mais je trouve que ton propre exemple est bien plus parlant que le mien. Une uchronie discrète serait donc une uchronie n'affectant qu'un aspect limité (dans l'espace et/ou le temps) de la vie humaine.
L'exemple de la série Retour vers le Futur est fort intéressant, aux interventions "précises" du Doc et de Marty (qui déclenchent des modifications limitées, mais fondamentales pour les protagonistes, du présent et/ou du futur) s'opposent celles des avatars de Biff (qui déclenche des modifications énormes du cours de l'Histoire). D'une certaine façon, la trilogie intègre bien une réflexion sur l'Histoire tout en proposant des éléments uchroniques ! La leçon à en retirer me semble être : le voyage dans le temps génère l'uchronie de façon intrinsèque...
Quant au choix de terminologie "naturaliste" pour "transcendant" et "anthropocentriste" pour "algébrique"... Pourquoi pas ! Ces propositions, je l'accorde, ont sans doute le mérite d'être plus parlantes que les miennes.
En tout cas, très bon article pour un sujet passionnant !
A.C.
Je ne connais pas bien les livres auxquels tu fais référence, ne les ayant pas lus, mais je pense pouvoir dire que l'idée du point de divergence est celle d'une bactérie plus agressive que dans notre Histoire à nous puisqu'elle entraîne une mortalité bien pire. Pas de rôle humain particulier, ou en tout cas, pas dans la mise en place du point de divergence.
Selon la terminologie retenue à l'époque, je dirais qu'il s'agit d'une uchronie "transcendante" puisque non liée à une intervention humaine...