Avatar : ceci n'est pas une critique

Avatar, le film, était à peine sorti qu'il faisait apparaître, dans le grand public, l'une des questions fondamentales de l'exobiologie (nom donné à la science chargée d'étudier d'hypothétiques formes de vie venues d'autres planètes) : une biosphère étrangère telle que celle de Pandora pourrait-elle produire des êtres vivants aussi proches en apparence de l'Être humain que ne le sont les Na'avis ? La question, si elle est pour le moment fort théorique - aucune biosphère étrangère n'ayant été encore identifiée, donc encore moins étudiée - n'est pas pour autant dépourvue d'intérêt. Car elle constitue un angle d'attaque éventuel de la science-fiction, très belle au demeurant, à l'oeuvre dans Avatar.

La figure de l'extraterrestre est l'une des plus familières de la SF. Depuis les petits hommes verts jusqu'à l'alien en passant par les BEM (bug-eyed monsters = monstres aux yeux pédonculés), c'est un fait que des êtres intelligents différents constituent un moyen formidable de matérialiser, par antithèse, ce qui fait le propre de l'Être humain. La différence peut être le fait d'un aspect plus ou moins étranger, associé souvent à une façon de penser "autre". Elle peut être aussi le fait d'une biologie tout à fait différente de celle de l'Être humain - et, partant de là, de l'existence d'une biosphère originale et parfois incompatible avec la nôtre. Avatar repose sur ce dernier argument. Pandora, le monde-jungle aux plantes et aux animaux bioluminescents, est en réalité d'une hostilité peu commune tout d'abord à cause de son air, nocif à l'Être humain pour des raisons qui ne sont jamais dévoilées. Mais ce simple fait révèle que l'environnement chimique de Pandora est différent de celui qui a permis l'évolution de l'organisme humain. Alors ? Comment expliquer l'existence des Na'avis dont le plan d'organisation apparaît si semblable au nôtre ?

Cette notion de plan d'organisation est centrale pour comprendre qu'il y a un problème. Un organisme vivant, sur Terre, n'est jamais - ou presque jamais - un simple paquet de cellules agencées "au hasard". Un Être humain est constitué de cellules qui s'organisent les unes par rapport aux autres selon un plan, lequel se met en place au cours du développement embryonnaire. Une modification de ce plan peut entraîner des malformations plus ou moins graves. Il est à noter que ce plan d'organisation n'a pas toujours existé : l'Être humain moderne a une existence assez récente, bien inférieure à un million d'années. Cela veut dire que le plan d'organisation humain dérive, par évolution, d'un autre plan d'organisation antérieur, lequel lui-même dérivait d'un autre plan d'organisation et ainsi de suite... On peut ainsi tracer une véritable lignée de l'évolution humaine : l'Être humain est humain, donc c'est un Mammifère, donc c'est un Vertébré, donc c'est un Chordé, pour s'en tenir à un niveau de classification évocateur. Le plan d'organisation des Chordés, auquel se rattache celui de l'Être humain, est assez ancien dans l'Histoire de la vie sur Terre, car ses premiers représentants remontent à la fameuse radiation cambrienne vieille de plus de cinq cents millions d'années. A cette époque se mettent en place tous les plans d'organisation actuels, ce qui signifie que tous les animaux pluricellulaires de la Terre actuelle ont un plan d'organisation qui se rattache, d'une façon ou d'une autre, à un plan d'organisation ancestral apparu à cette époque.
Anomalocaris
Anomalocaris.
Hallucigenia
Hallucigenia.










Cet énoncé paraît évident. Pourtant, il dit, sans le dire, quelque chose de très intéressant. La radiation cambrienne s'est caractérisée par l'apparition de bien plus de plans d'organisation qu'il n'y a de plans d'organisation majeurs à l'heure actuelle. Ce qui signifie qu'en cinq cents millions d'années, un nombre élevé de plans d'organisation originaux ont disparu sur Terre. Eteints, Anomalocaris et Hallucigenia (proches des Arthropodes, c'est-à-dire des Insectes, Arachnides et Crustacés ; les images ici les représentent tous les deux dans cet ordre, en vision d'artiste, à partir des fossiles découverts dans les roches du Cambrien). Mais tant qu'on parle d'Anomalocaris et d'Hallucigenia... Ne leur trouvez-vous pas un petit air de créatures extraterrestres ? Un air si différent qu'il pourrait bien venir d'ailleurs ? Mais pourquoi nous apparaissent-ils différents alors qu'ils proviennent de la même évolution que la nôtre et qu'ils ne sont qu'éteints ?

La réponse est lumineuse : ils nous apparaissent différents parce que leurs plans d'organisation ne sont plus représentés à l'époque actuelle. L'évolution s'est chargée de les effacer de la surface de la Terre, bien avant même l'apparition des Mammifères.

L'auteur de SF, qu'il travaille à l'écrit ou au cinéma, est comme n'importe quel autre auteur. Il doit trouver son inspiration quelque part. Et pour décrire ce qui est différent, le mieux est encore de réfléchir à partir de ce qui existe "en vrai". Or la nature, dans sa complexité, présente souvent des particularités bien étranges. L'alien avec son atroce cycle de vie n'est que le croisement biologique d'une Guêpe solitaire (certaines d'entre elles pondent leur progéniture dans des Araignées ou des larves d'Insectes) et d'un Cnidaire avec alternance de génération (stade polype et stade méduse). C'était déjà fait, au sens propre du terme ! Mais qu'est-ce qui autorise l'auteur de SF à transposer à d'autres biosphères ce qui est connu dans la nôtre ? La biologie obéit à quelques lois dont certaines sont plus intuitives que d'autres. Ainsi, la loi de la sélection naturelle est connue depuis les travaux de Darwin : soit deux êtres vivants A et B d'une même espèce. Si l'on applique une pression de sélection favorable à l'être vivant A, ses descendants vont prendre le dessus à la génération suivante sur ceux de l'être vivant B. Une pression de sélection, cela peut être le simple fait pour un animal de vivre dans un environnement donné. Comme par exemple une jungle : les adaptations permettant de grimper aux arbres, et donc d'échapper aux prédateurs les plus gros qui ne peuvent y grimper, permettront la survie des animaux qui les possèdent, et leur assureront de participer en fort contingent à la prochaine génération de leurs espèces. En d'autres termes, la main, qui avec son pouce opposable permet de s'agripper aux branches sans disposer des griffes - apanage des prédateurs - est l'un des avantages sélectifs des Primates. Rien de surprenant donc à ce que les Na'avis, eux-mêmes évolués dans un monde-jungle, disposent de mains avec un pouce opposable : cela s'appelle de la convergence biologique. Mais, licence fictionnelle, n'ont-ils que quatre doigts par main... Pourquoi pas ! Les premiers Vertébrés Tétrapodes, desquels nous sommes issus, en avaient bien sept à chaque membre.

La convergence en biologie est un fait bien connu. Ainsi, une bonne part de ce que l'on appelle en langage vernaculaire des cactus ne sont en réalité pas des Cactacées :













A gauche, trois photos de Cactacées véritables. A droite, trois photos d'une même Euphorbiacée. On retrouve chez les deux lots de Végétaux la même apparence et pourtant, il s'agit de deux groupes différents ! Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La convergence peut exister en biologie, elle est liée en grande partie à des contraintes physico-chimiques et il n'y a aucune raison, la physique et la chimie étant à peu près les mêmes partout dans l'Univers, pour qu'elle n'existe pas entre des espèces issues de biosphères différentes. On pourrait donc analyser sans doute l'apparence externe d'un Na'avi millimètre par millimètre et justifier ainsi sa  proximité frappante avec un Être humain. Bien sûr, il existe des différences externes remarquables. Leur taille peut s'expliquer par une pesanteur inférieure : Pandora n'est-elle pas une lune d'une géante gazeuse, donc inférieure en masse à la Terre ? Leurs aptitudes à se connecter avec la faune et la flore : cela semble très novateur, mais ce n'est guère plus qu'une amélioration de la communication phéromonale répandue par exemple chez les fourmis ; inconnu sur Terre mais pas impensable. On ne sait rien de leur agencement interne en revanche, mais leur couleur de peau et leur aptitude à briller la nuit laisse à penser toutefois que sous le vernis d'une morphologie convergente, le bois de la biochimie présente une différence radicale.

Et c'est là que le bât blesse pour le film, car la conception des avatars est justifiée par une seule phrase : "fabriqués à partir d'ADN humain mélangé à celui des autochtones". C'est oublier que l'évolution biologique repose sur les lois de la biologie moléculaire, que Darwin ne pouvait connaître. Et les lois de la biologie moléculaire ne sont autres que de la physico-chimie quelque peu améliorée. En réalité, l'évolution biologique a été précédée sur Terre par toute une évolution chimique. Les océans de la Terre primitive étaient, comme l'expérience de Miller en particulier le démontre, de véritables machines à produire de la matière organique bien qu'ils n'aient contenu au départ aucune forme de vie. En l'état présent des connaissances, les premiers acides aminés, les premiers acides nucléiques et les bicouches lipidiques, en d'autres termes, les éléments que l'on retrouve chez toute cellule vivante contemporaine, sont apparus d'une façon indépendante par évolution chimique "naturelle" liée aux conditions environnementales particulières de la Terre primitive. Ce n'est que plus tard que la correspondance du code génétique s'est établie entre les polymères d'acides aminés (les protéines) et ceux d'acides nucléiques (ARN puis ADN). Ce n'est sans doute que plus tard encore que ces premiers éléments d'une machinerie cellulaire complexe, acides nucléiques contenant l'information nécessaire à la production des protéines enzymatiques indispensables à leur propre reproduction, furent encapsulés dans les bicouches, formant ainsi les ancêtres des cellules vivantes actuelles. Il faut bien voir que cette évolution chimique, liée aux conditions particulières de la Terre primitive, a sans doute fonctionné pendant une très longue période où des myriades de protocellules ont été produites sans pour autant passer du stade de simple oscillateur chimique à celui de cellule vivante... Jusqu'au jour où quelques unes d'entre elles "franchissent le pas". A suivi ensuite une longue période d'évolution des premiers organismes unicellulaires, qui s'est conclue par la sélection d'une seule lignée : de nos jours, la biologie moléculaire a proposé le concept d'une cellule ancestrale, nommée LUCA, de laquelle sont issues tous les lignées actuelles. Là encore, il faut comprendre que LUCA n'était pas seul et faisait partie d'une véritable cohorte d'autres cellules dont certaines ont peut-être donné des lignées - mais qui se sont éteintes depuis. Le tableau de correspondance du code génétique étant universel, à de très rares exceptions près, il est tout à fait légitime de postuler que LUCA possédait le même. Ce qui implique par conséquent que l'ARN ou l'ADN de LUCA, ainsi que ses protéines, obéissaient à des lois biochimiques semblables à celles qui régissent les cellules contemporaines.

Mais qu'en est-il des autres ? Les autres cellules ancestrales, cousines plus ou moins éloignées de LUCA, et qui sont à présent toutes éteintes ? Il n'en reste aucune trace permettant de connaître leur biochimie. Utilisaient-elles les mêmes acides nucléiques ? Les mêmes acides aminés ? Il faut bien savoir que certaines bases nucléiques n'apparaissent que d'une façon très rare dans l'ADN ou l'ARN des organismes contemporains. De la même façon, certains acides aminés n'apparaissent pas dans le tableau de correspondance du code génétique et se trouvent donc exclus des protéines contemporaines. Enfin, la règle de correspondance acides nucléiques/acides aminés du code génétique repose sur la règle "trois acides nucléiques successifs forment un codon qui est traduit par un acide aminé", ce qui permet de coder d'une façon non ambiguë les vingt acides aminés du tableau du code génétique. Imaginons à présent qu'une cellule vivante contemporaine de LUCA n'ait pas eu besoin de vingt acides aminés mais de quinze. Il lui aurait suffi alors de codons à deux acides nucléiques pour coder ses acides aminés d'une façon non ambiguë !

La disparition des collatéraux de LUCA est liée à la sélection de cette dernière, qui devait - compte-tenu de l'environnement moléculaire de l'époque - disposer d'un avantage sélectif sur toutes les autres cellules. Or il apparaît très peu probable que ces conditions, au niveau moléculaire, puissent être les mêmes sur d'autres planètes connaissant l'apparition de formes de vie. Que d'éventuels Na'avis puissent disposer d'un ADN, dans ces conditions, et qui plus est compatible avec celui produit sur Terre apparaît si improbable qu'il serait tentant, pour le coup, de l'expliquer par le miracle.

Car l'évolution n'est pas un phénomène lié à une intention ou à un dessein, c'est un véritable jeu d'essais, d'erreurs et de succès qui se joue et dont l'ADN porte les traces fossilisées.

Commentaires

Guillaume44 a dit…
Je crois me souvenir aussi que ce qui a le plus créé de polémique dans la scientifiction tirée d'Avatar c'est l'anthropomorphisme des Na'avis, que certains ont récupéré pour faire d'Avatar un film partisan du dessein intelligent. Je pense notamment aux tribunes enflammées publiées dans Le Monde à ce sujet. Il n'enlève rien au fait que ce film reste assez riche pour entamer des réflexions de vulgarisation comme la tienne !
Anudar a dit…
C'est en effet de ces tribunes dans Le Monde que sont venues les idées que j'ai tâché de développer ici. A mon sens, on ne peut considérer Avatar comme un plaidoyer, même amateur, pour l'évolution synthétique ou le dessein intelligent. Le parti-pris des auteurs est celui du bon sens : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Cela dit, ces auteurs ne vont pas au bout de leur logique en la matière...

J'ai repéré sur ton blog la critique du Printemps russe de Norman Spinrad et je pense que j'irai l'étudier de près. Ce livre m'avait marqué il y a une dizaine d'années...

Bienvenue sur ce blog :) !