Borges, ou le Soleil nocturne de l'imaginaire fantastique
La mystique mésoaméricaine ancienne se caractérise par le concept dualiste selon lequel tout principe admet un contraire. Les contraires s'équivalent et s'identifient en un tout. C'est une pensée différente de la nôtre en ce sens que le principe contraire doit être défini et voire même représenté s'il n'a pas d'existence sensible. Ainsi, à l'astre solaire correspond un principe diurne, ce qui implique l'existence d'un principe nocturne contraire. Si l'aigle est associé à l'aspect diurne de l'astre solaire, le jaguar est quant à lui associé à son aspect nocturne.
Jorge Luis Borges est un auteur argentin du vingtième siècle. Il n'est pas mexicain et on ne saurait donc le relier aux traditions mésoaméricaines dualistes, ni par son éducation primordiale, ni même par son héritage culturel lointain. Ceci étant dit, la littérature de Borges est foisonnante ainsi que l'art précolombien, et riche d'une étrange vitalité. Maître dans l'art difficile de la nouvelle, Borges sait, en quelques pages et sans douleur, faire passer le lecteur du labyrinthe bien réel de nos rues contemporaines à celui d'Astérion par exemple. Car chez Borges, le fantastique ne s'impose pas à la trame du réel : il s'y infiltre.
Le fantastique, chez Dino Buzatti par exemple, se caractérise en général par une irruption brutale et souvent perçue (à tort parfois) comme hostile : que l'on repense au fameux K, éponyme d'une nouvelle et du recueil qui la contient. Ici, le fantastique apparaît comme le résultat d'une greffe entre le monde réel et celui de l'imaginaire, greffe qui est aussitôt perçue en tant que telle par les personnages. Il en est de même par exemple dans le Frankenstein de Mary Shelley, où l'horreur éprouvée par le lecteur est d'abord celle du Docteur Frankenstein devant son acte de création contre nature : plus que le monstre, c'est son créateur qui épouvante.
Chez Borges, au contraire, la dimension imaginaire n'est pas greffée à la trame réelle du récit. Bien souvent, le point de départ de la nouvelle est la découverte, par le narrateur - Borges travaille souvent à la première personne - d'un objet anormal. Dans Le livre de sable, le narrateur fait l'acquisition d'un livre infini, en ce sens qu'il n'admet ni début ni fin : on peut en tourner les pages à l'infini, dans un sens ou dans l'autre, il en restera toujours d'autres à tourner. Le narrateur cherche tout d'abord à épuiser les pages du livre de sable avant de se rendre compte qu'il n'y arrivera pas. Il tente ensuite de les marquer pour les différencier (le livre ne contenant aucun message intelligible). En définitive, cet objet dont il ne peut se rendre maître finit par l'épouvanter : il décide de s'en débarrasser en le déposant dans la réserve d'une bibliothèque publique.
Le concept d'un objet infini n'est pas nouveau en littérature, et on pourrait s'imaginer que le livre de sable n'est qu'un avatar inquiétant de la corne d'abondance : ainsi, dans l'une des nouvelles du recueil Le K, Buzatti prend-il pour argument celui d'un veston aux poches débordantes de billets, et qui ne se vident jamais. Le narrateur, qui en est le propriétaire, se rend compte que dès qu'il récupère un billet dans sa poche, un crime se produit : hold-up meurtrier dans une banque ou vol à domicile avec meurtre à la clé. Décidant de se débarrasser du veston démoniaque, il le brûle - et découvre alors que les biens acquis avec l'argent du veston n'existent plus. La nouvelle se conclut sur une note humoristique pour le lecteur, mais pas pour le narrateur : celui-ci déclare attendre la facture du tailleur étrange qui le lui a confectionné.
En quoi le livre de sable de Borges se distingue-t-il, par exemple, du veston démoniaque de Buzatti ? La différence entre ces deux objets est fondamentale. Le veston a de toute évidence une fonction dans la trame du réel au sein de la nouvelle. Il y est introduit par l'intermédiaire d'un personnage inquiétant, le tailleur, qui disparaît une fois le veston remis à son propriétaire. Sa destruction a elle-même des conséquences dans la trame du réel. En somme, toutes ces propriétés en font un objet "normal" malgré son caractère démoniaque. En revanche, le livre de sable n'obéit à aucune loi du réel et c'est de cette prise de conscience graduelle que provient l'épouvante du narrateur. Ce n'est que peu à peu que celui-ci découvre l'ampleur de ses étonnantes propriétés. Ainsi, un objet "bizarre" mais qui est au début perçu comme une simple curiosité se change peu à peu en objet "anormal" car impossible à expliquer. Le livre de sable n'a pas de fonction particulière à part celle d'être le livre de sable. Le narrateur le comprend bien puisque, pour s'en débarrasser, il ne voit rien d'autre à faire que de le déposer dans un rayon de bibliothèque, rien ne ressemblant plus à un livre qu'un autre livre ! En fait, le livre de sable n'est en soi même pas menaçant : ce qui inquiète, c'est le fait qu'il témoigne, aux yeux du narrateur, de l'existence d'une transcendance. Le livre de sable est le témoin, égaré dans le monde réel, d'une dimension différente et inconnue.
L'anormalité de certains objets caractérise chez Borges l'infiltration du fantastique dans l'univers réel. Cette anormalité peut correspondre à des apparences subtiles (l'Encyclopaedia Britannica modifiée dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius) ou bien des propriétés inhabituelles (le cône à la fois minuscule et pesant de la même nouvelle). Dans tous les cas, on est bel et bien confronté à une invasion graduelle de la réalité par des éléments étrangers. Point d'épouvante brutale chez Borges, car lorsqu'il est inquiétant, le fantastique l'est par une inquiétude diffuse : la nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius se termine par l'effrayant constat du narrateur selon lequel le monde finira par devenir Tlön. Tôt ou tard. Inéluctable transcendance !
La littérature de Borges apparaît donc comme celle du glissement : du normal au bizarre, du bizarre à l'anormal et de l'anormal au transcendant. Dans ce glissement, les personnages borgésiens sont souvent frappants de passivité face à leur destin. Ce cocktail peu ordinaire fait de Borges - écrivain atypique - l'un des grands du vingtième siècle, et de sa littérature exigeante l'un des piliers de l'imaginaire contemporain.
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