Joan D. Vinge, aka. the Space-Opera Queen

Il est des auteurs que l'on qualifie volontiers de "souverains en leur domaine" en raison de l'importance fondatrice, continuatrice ou refondatrice de leur oeuvre dans un champ donné. J'ai déjà eu l'occasion de parler d'un Isaac Asimov qui, en particulier grâce à son Cycle de la Fondation, est considéré comme "empereur de la SF" - titre savoureux dans la mesure où son Cycle de la Fondation est une histoire du déclin et de la chute d'un empire galactique, mais aussi dans la mesure où il n'est pas l'inventeur du space-opera. Leurs oeuvres accèdent alors au statut de classique reconnu en dehors de leur champ d'expertise. Ainsi Fondation et Dune sont-ils connus, au moins de nom, hors du cercle des amateurs de SF.

L'inconvénient de la terminologie du "souverain" est qu'il dissimule toute l'importance d'autres auteurs, moins (re)connus mais dont le travail participe à la grandeur d'un genre. C'est le cas de Joan D. Vinge dont les travaux sur le Cycle de Tiamat et celui de Cat le Psion constituent de forts intéressants ajouts dans le champ du space-opera. Même s'ils sont, il faut l'admettre hélas, assez mal connus en France.

Je ne m'appuierai ici que sur l'exemple du Cycle de Tiamat et ce pour deux raisons. D'abord parce que ses traductions françaises sont assez bien disponibles (dans l'ordre chronologique de l'histoire : Tangled up in Blue (préquelle non traduite), La Reine des Neiges (prix Hugo 1981), Finismonde et la trilogie de La Reine de l'Eté). Et ensuite, encore une fois, pour une raison affective : il s'agit du premier grand cycle de space-opera que j'aie lu avant même Dune.

Dans un futur mal défini, l'espèce humaine recouvre peu à peu d'un cataclysme politico-militaire ayant eu lieu deux mille ans plus tôt. Un empire d'envergure galactique s'est effondré suite à une guerre civile et des myriades de mondes ont perdu le secret du voyage spatial. Le Vieil Empire savait en effet produire la géniomatière, terme générique pour des substances technovirales "intelligentes" capables d'altérer le fonctionnement du corps humain, en prolongeant la vie ou en permettant la connexion mentale à des réseaux informatiques distants, mais aussi de modifier la trame de l'espace-temps et donc de voyager de monde en monde. Suite à l'effondrement de la civilisation, certains mondes se sont retrouvés isolés, le secret de la géniomatière perdu à jamais... Depuis quelques siècles, l'Hégémonie, centrée autour de la planète industrielle de Karemough, tente de reconstituer un noyau de civilisation technologique interstellaire. Elle maintient sous sa coupe, et grâce à une technique de voyage spatial rudimentaire exploitant les trous noirs comme un réseau de trous de ver, six mondes plus ou moins arriérés. L'un d'entre eux, Tiamat, est une planète océanique assez hostile à la vie humaine en raison de la rigueur de son climat : cent cinquante ans d'Hiver sont suivis par cent ans d'Eté. Cela est dû à sa situation astronomique particulière : Tiamat est en orbite autour d'une étoile double. Un trou noir proche vient perturber sa gravitation. Pendant les cent ans que dure l'Eté de Tiamat, les voyages spatiaux par ce trou noir deviennent impossibles, coupant Tiamat du reste de l'Hégémonie et lui rendant par conséquent, et dans les formes, son statut de planète indépendante. Or Tiamat est un monde riche de secrets. Sa capitale, Escarboucle, est une véritable relique de la technologie du Vieil Empire, que nul dans l'Hégémonie n'est capable de comprendre, et encore moins les Tiamatains divisés en clans étésiens et hiverniens. Par ailleurs, les mers de Tiamat recèlent une espèce unique dans l'univers, celle des ondins : animaux bioconstruits aux derniers jours du Vieil Empire, leur sang contient une forme de géniomatière très rare, l'eau de la vie, qui assure une immortalité transitoire à celui qui la consomme. Par conséquent, pendant les cent cinquante années d'Hiver, l'Hégémonie colonise Tiamat pour s'emparer de sa seule richesse intéressante, à savoir l'eau de la vie ; et à son départ elle organise l'arriération de Tiamat pendant le siècle d'Eté pour garantir son pouvoir à son retour. Cependant, cet univers "morcelé" où les communications entre les mondes de l'Hégémonie sont difficiles et régies par de strictes lois spatiotemporelles dispose d'un facteur d'unité : une machinerie, le réseau divinatoire, a été instaurée à la fin du Vieil Empire, pour garantir que tout savoir ne soit pas égaré. Des femmes et des hommes, les Sibylles et les Devins, agissent comme interfaces pour cette machinerie dissimulée de tous. Ils sont infectés par la géniomatière divinatoire qui leur donne accès à cette réserve de savoir - et à celle connue par les autres Sibylles et Devins de la Galaxie toute entière.

S'il est une oeuvre qui, à mon sens, réalise la synthèse parfaite entre les enjeux de Fondation - le déclin et la chute d'une civilisation, ainsi que les efforts pour la redresser - avec ceux de Dune - la lutte permanente entre les aspirations à l'humain et celles au plus-qu'humain, c'est bien du Cycle de Tiamat qu'il s'agit. Joan D. Vinge a très bien décrit une Galaxie où la Fondation et le Plan Seldon auraient échoué... Ou plutôt, une Galaxie en voie de rétablissement où le Plan Seldon ne serait pas de cette froide précision mathématique envisagée par Asimov, mais un outil mis au service d'êtres humains ordinaires, avec leurs joies et leurs peines, au lieu des Orateurs retirés du monde. Joan D. Vinge a bien compris, aussi, les risques du messianisme. Car la figure du messie qui, comme chacun sait, est appelé à revenir tôt ou tard, est présente dans le Cycle de Tiamat ; mais ce messie se révèle dans toutes ses imperfections beaucoup plus fragile, beaucoup plus humain... et en fin de compte beaucoup plus heureux qu'un Paul Atréides. Joan D. Vinge dispose par ailleurs, à travers le monde océanique de Tiamat et la ville d'Escarboucle, de véritables personnages à part entière tout comme Dune, la planète, pouvait l'être dans Dune, le livre. Les mers de Tiamat sont révérées par les clans étésiens alors que les clans hiverniens, eux, préfèrent vivre à proximité d'Escarboucle et donc sur les rares grandes îles... comment ne pas y retrouver le subtil distingo exercé, sur Dune, entre le peuple des Fremen et celui des creux et sillons ?

Joan D. Vinge présente aussi une spécificité par rapport à ses éminents prédécesseurs. Fondation est une oeuvre des années 1940. Dune est une oeuvre des années 1960. Le Cycle de Tiamat est une oeuvre des années 1980. La confiance éprouvée par Asimov dans le progrès technologique est disparue depuis quarante ans : l'existence de l'arme nucléaire y a mis fin. Celle éprouvée par Herbert dans le progrès intellectuel de l'Homme est aussi disparue : nous sommes au début des années-fric, avec leur cortège de gâchis et de futilité... Les héros de Joan D. Vinge sont souvent désabusés voire impuissants devant l'immobilisme de leurs sociétés respectives, oppressantes et lourdes de traditions depuis des siècles voire des millénaires. Pourtant, ils ne renoncent pas à leur humanité pour autant. Quitte à tout perdre pour faire reculer le chaos social.

Le message de Joan D. Vinge, s'il est parfois dur, n'en est donc pas moins un message de progrès dans le désordre socio-économico-écologique mondial. Un message d'espoir en ces jours de chaos.

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