Martial Caroff : un entretien
Il y a quelques mois, j'avais présenté deux livres de Martial Caroff, Exoplanète et Antarctique, des romans de SF hard-science qui m'avaient beaucoup plu. Il y a quelques jours, j'ai eu l'agréable surprise de me voir contacté par l'auteur en personne... Suite à quelques échanges d'e-mails, nous sommes tombés d'accord pour faire un entretien à publier sur mon blog ! Entretien que je vous laisse découvrir dès maintenant, après avoir néanmoins pris la peine de remercier Martial Caroff d'avoir bien voulu se prêter à ce jeu.
Anudar : Pourquoi l'écriture ? Depuis quand ?
Martial Caroff : Tu démarres fort… L’écriture pour moi s’intègre dans une passion des livres plus globale, qui inclut aussi la lecture, bien sûr, et la bibliophilie. Cet engouement remonte à ma petite enfance. J’ai commencé à écrire tard puisque Ys en automne, mon premier roman, a aussi été ma première véritable expérience d’écriture (hors articles scientifiques). C’était fin 1998, j’avais 34 ans. Euh… J’oubliais un petit recueil de nouvelles au début des années 90, que je n’ai jamais osé relire depuis…
A. : Quels sont tes thèmes d'inspiration favoris ?
MC. : Mon ambition, c’est d’essayer de produire des choses plutôt novatrices dans des domaines très différents les uns des autres. Mes trois thèmes favoris sont (dans l’ordre d’apparition) : les intrigues policières frôlant le fantastique ; les romans historiques ; la SF scientifique.
A. : L'oeuvre te vient-elle suite à des repérages ou bien ceux-ci sont-ils le préalable à ton travail de création ?
MC. : Les repérages, je n’en fais pas à chaque fois, ça dépend de l’esprit du livre et… de l’accessibilité du lieu. Dans tous les cas, c’est un outil de travail, pas une source d’inspiration. A l’exception de mes romans sur la Grèce antique, que je porte en moi depuis une trentaine d’années, la genèse d’un projet, ça peut venir de n’importe quoi : une rencontre, une lecture, une envie… Toujours à cette exception près, j’adore partir d’un truc que je ne maîtrise pas, afin de découvrir les mondes que je crée au fur et à mesure de l’écriture. Par exemple, je ne connaissais rien sur l’Antarctique avant d’entamer un roman portant ce titre. J’ai dû apprivoiser ce lieu (sans y mettre les pieds) pour les besoins de l’intrigue. Une fois l’idée mûre, je planifie à mort avant de commencer à écrire. Ma démarche est assez rigoureuse, pas très « glamour ».
A. : Etablis-tu un ou des liens entre ton activité d'homme de science et celle d'écrivain ? L'exemple d'autres auteurs dans la même situation que toi (Isaac Asimov, ...) te semble-t-il approprié ?
MC. : D’Asimov, je n’ai lu qu’une seule nouvelle dans une anthologie, Le jour des chasseurs. Donc, je connais mal le bonhomme. Mais oui, il y a des liens entre mes deux activités, bien entendu. D’abord, j’essaie de garder dans l’écriture littéraire la rigueur que j’ai apprise en rédigeant des articles scientifiques. Excellente école, je crois ! Mais mes thèmes d’écriture ont longtemps été très différents de mes projets de recherche. Je croise mes deux activités seulement depuis la genèse du projet de SF Intelligences (Terre de Brume Eds).
A. : Au sujet de la science-fiction (SF) : en as-tu déjà lu ?
MC. : Pas lu beaucoup de SF. Des classiques, plus dans le genre fantastique que purement SF : Wells(!), Stevenson (!!), Mary Shelley, Stoker. Quant à Jules Verne, je n’en raffole pas. Parmi les auteurs du XXe, je cite de mémoire des trucs que j’ai lus récemment : Les déportés du Cambrien de Silverberg, Je suis une légende et L’homme qui rétrécit de Matheson, trois classiques aussi, des bouquins que j’ai aimés. Mais mes plus fortes émotions, c’est dans le « limite-fantastique » (comment appeler ça ?) que je les ai trouvées. Dans le genre, le plus bluffant des romans épatants, c’est Les travailleurs de la mer du grand Hugo. Incroyable, ce texte. Géant !
A. : Peut-on dire que ta pentalogie sur Ys s'apparente au genre de l'uchronie ?
MC. : Si on définit l’uchronie comme la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un événement du passé, alors oui, on est pile dedans. Ce sont des polars utopiques, où se mêlent réalisme et fantastique. J’ai aussi tenté, avec plus ou moins de bonheur, d’y mêler les styles d’écriture. Ce cycle a été pour moi un laboratoire. Un super champ d’expériences.
A. : Le sudiste que je suis est assez peu au fait de l'histoire mythique, ou mythologique, de la ville d'Ys. A explorer ton site, et à voir les photos de repérages que tu donnes, on a l'impression que cette ville légendaire correspond presque à une réalité tangible pour toi... Peux-tu en dire plus sur cette source d'inspiration qui me semble rattacher ton oeuvre à une tradition plus ancienne ? Pourquoi Ys et pas l'Atlantide (par exemple) ?
MC. : J’ai effectivement voulu faire apparaître le mythe comme une réalité tangible. Le retravailler tout en le respectant. La Bretagne est une terre de légendes et l’histoire de la ville d’Ys est sans doute la plus puissante d’entre elles. Elle a valeur universelle. Pourquoi Ys et pas l’Atlantide ? D’abord parce que je voulais commencer mon travail d’écriture par la Bretagne (au risque de me retrouver avec une étiquette d’auteur régionaliste, que mes projets suivants m’ont heureusement permis de retirer.) Ensuite, parce que l’Atlantide est devenue un lieu commun de la littérature de l’imaginaire. Ys a fait couler pas mal d’encre aussi, mais généralement sous la forme de romans légendaires, plus ou moins modernisés, un peu répétitifs. J’ai voulu dynamiser (dynamiter) tout ça en proposant des histoires réalistes dans un cadre mythologique et en reprenant scrupuleusement les thèmes de la légende pour en faire le moteur d’intrigues policières.
A. : Qu'as-tu souhaité raconter dans cette pentalogie ?
MC. : La légende et ses artéfacts, sous une forme (j’espère) novatrice. J’ai considéré la ville imaginaire exactement sur le même plan que les villes réelles de la Pointe Bretagne, de telle sorte que le lecteur ne fasse plus la différence entre réalité et imaginaire. J’ai aussi mêlé le passé avec le présent, entrecroisé des faits historiques avérés avec des éléments mythiques et d’autres sortis de mon imagination, puis j’ai soigneusement gommé toutes les coutures, en bon Frankenstein. Même chose au niveau du style, puisque j’ai mélangé un langage adapté au sordide du roman policier avec un lyrisme outrancier, de type légendaire. Mon objectif était d’inscrire la réalité dans un arrière-plan imaginaire (ou le contraire) afin que le lecteur, après quelques chapitres, ne se pose plus la question de savoir ce qui est vrai ou faux, réel ou fabuleux. Un jubilatoire travail de filou (mais j’annonce la couleur : roman, c’est marqué en couverture…) ! Exoplanète et Antarctique fonctionnent suivant le même procédé : éléments scientifique rigoureux brassés avec un imaginaire paroxysmique et le tout traité sur le même plan, pour faire disparaître les coutures. L’effet peut être saisissant. Et ça marche : je ne compte plus le nombre de personnes qui ont cru à la lecture de mes romans qu’Ys existait…
A. : Il me semble avoir lu quelque part que l'un des personnages d'Ys apparaît, quelques décennies plus tard, dans ta trilogie Intelligences. Est-ce volontaire ou bien juste un clin d'oeil ? Songerais-tu à construire un univers cohérent et consistant ?
MC. : C’est plus qu’un clin d’œil. Je ne me débarrasse pas facilement de mes personnages. Surtout ceux d’Ys. J’ai effectivement repris dans Exoplanète Mathieu Matricon, qui apparaît dès le second tome des Cinq Saisons. En partie parce que j’avais besoin de sa spécialité. Tu connais beaucoup de spécialistes du latin du haut Moyen-âge, toi ? Aussi, parce qu’il est haut en couleur et que j’aime décliner mes personnages dans plein d’environnements différents. J’ai des relations complexes avec eux. L’un des protagonistes féminins les plus importants d’Ys, Nolwenn, est devenu le fil rouge de nouvelles que j’écris quand l’envie me prend, préquelles des Cinq Saisons, précisément datées pour donner à l’ensemble une cohérence. Enfin, j’embarque toujours beaucoup de monde dans mes romans, des personnages généralement menés par une structure triangulaire : deux hommes (un type à fort caractère, limite asocial, au nom à consonance germanique commençant par un « K », associé à un lunaire sympa et intello) et une femme (plutôt sensuelle, jeune, intelligente, intuitive etc.) : Bruno Krafft, Quentin Le Louarn, Nolwenn Kerne (Ys) ; Jacques Kieffer, Marc Chouviac, Astrée Lahille (Exoplanète) ; Jacques Kieffer, Ben Mograbi, Carrie-Ann Lilly (Antarctique). C’est une affaire d’équilibre. On retrouvera Jacques et Carrie-Ann dans le troisième tome d’Intelligences, mais je ne sais pas encore qui fera le troisième sommet du triangle…
A. : Pourquoi parler des Saisons d'Ys, enfin ? Pourquoi ces titres alléchants et même évocateurs de SF ? Je songe en particulier aux saisons d'Heliconia de Brian Aldiss...
MC. : Saisons, parce que ça se passe au cours d’une année, chaque histoire à une saison différente (le cinquième texte, écrit cinq ans plus tard et se passant sept ans plus tard, se nomme Hors saison), et aussi parce que la météo a beaucoup d’importance. Elle est outrée : quand il pleut, c’est une tempête irréelle ; quand il neige, c’est l’Alaska ; quand il fait beau, c’est la canicule. Et puis oui, clin d’œil aux cycles SF/fantastiques.
A. : Ton site propose un certain nombre de représentations iconographiques, lesquelles semblent être de ta main. Par ailleurs, ta série Intelligences propose quelques illustrations. Dans quelle mesure le croquis, voire le dessin, servent-ils ton travail d'écriture ? Te servent-ils de point de départ ? Ou bien d'étayage en cours de construction ?
MC. : J’aime bien illustrer mes romans, ce qui permet au lecteur de mieux se localiser ou visualiser une scène. Tous les dessins sont effectivement de ma main. Ils sont soit purement imaginaires (par exemple, la représentation stylisée de la Péninsule ou le plan de la ville ancienne, dans Antarctique), soit basés sur des documents réels. Ainsi, la gravure d’Amanishakhéto dans Exoplanète est tirée d’une véritable illustration antique, que m’a fournie un copain versé dans l’égyptologie et le vieux Soudan (merci Eric) : c’est vraiment la silhouette d’Amanishakhéto et c’est bien son nom en méroïtique dans le cartouche ! J’ai évidemment modifié le dessin pour qu’il colle avec mon histoire. Les illustrations ne me servent pas de point de départ, mais d’étayage, comme tu dis. Elles sont généralement ébauchées dès l’écriture du synopsis.
A. : Puisque l'on parle de la série Intelligences, qui est ce que je connais le mieux de toi : le titre du tome 3, Symbiose, me déroute un peu. A la lecture du tome 2 j'envisageais volontiers un retour sur cette histoire d'intelligence non-humaine car tu semblais t'être ménagé une telle possibilité... En quelques mots, accepterais-tu d'en dire un peu plus sur tes intentions pour le tome 3 ? Et envisagerais-tu de poursuivre la série par la suite ?
MC. : Non, a priori pas de suite à la trilogie, puisque j’aurai abordé le thème qui me tenait à cœur, l’incommunicabilité, des trois manières que je souhaitais : barrière spatiale, barrière temporelle et… (là, il y a un bref silence ou un blanc, plutôt). Je ne peux pas dire grand-chose sur le tome trois, sans dévoiler le truc. J’ai déjà semé quelques indices dans mon site. L’une des idées maîtresses m’est venue en lisant Brick Bradford… Je peux simplement ajouter que Symbiose sera la suite directe d’Antarctique. Mais lecture indépendante possible. Le titre n’est pas totalement figé. L’histoire, elle, est fixée dans ses grandes lignes. (Ce ne sera pas de la tarte à rédiger. Misère…) Sortie mi-2012. J’ai deux romans à écrire avant celui-là.
A. : Tant que l'on parle de dessin, j'ai remarqué des illustrations tirées d'une BD de la série Brick Bradford dans la section portant sur le tome 3 de la série Intelligences. Es-tu lecteur de BD ? Si oui, quels genres t'attirent le plus ? Aimerais-tu participer à la création d'une BD, par exemple au scénario ?
MC. : J’aime tout particulièrement l’âge d’or américain (les années 30), dont Brick Bradford est un illustre représentant. Sinon, j’ai une faiblesse pour le bon Achille Talon et aussi les histoires d’aventure pour ados des années 50-60, scénarisées par Charlier (Barbe Rouge, Marc Dacier, Blueberry, Tiger Joe) ou par Tillieux (Gil Jourdan). Participer à la création d’une BD ? Je n’ai aucun contact dans ce milieu, mais pourquoi pas un jour ? Ce n’est pas ma priorité.
A. : Enfin et pour conclure, as-tu l'intention de participer à des événements tels que festivals ou salons du livre ? Par exemple, seras-tu présent au Salon du Livre de Paris, édition 2011?
MC. : J’étais à l’édition parisienne de 2009. Pour 2011, mon programme n’est pas encore établi. Je me concentrerai probablement sur des salons du livre historique et jeunesse, puisque mon prochain bouquin (Sanglante comédie, collection Courants Noirs chez Gulf Stream) est un roman historique « jeunes adultes » (l’histoire se passe à Athènes à l’époque classique).
Merci à Martial Caroff d'avoir bien voulu se laisser interviewer. Il est rare, pour un lecteur, de pouvoir s'entretenir avec un auteur... J'escompte bien me lancer dans la pentalogie d'Ys dans un futur assez proche (uchronie, uchronie...). Quant au roman Sanglante comédie, son étiquette « jeunes adulte » n'est pas sans m'intéresser. N'oubliez pas d'aller visiter le site de l'auteur afin de découvrir au mieux son univers !
Bonne continuation à l'auteur, et bonnes lectures à tous !
Commentaires
Pour "Les Saisons d'Ys", j'en dirai plus après lecture. Pour les romans historiques, je pense que je lirai le prochain, donc j'en dirai plus aussi :) ...
Pour ma part, je n'ai lu que les Quatre Saisons d'Ys. Mes parents ont cru bon de me les offrir car Martial était géologue (comme moi!), à l'Université de Brest(comme moi! - bon, okay, lui en tant que prof et moi regardant, un brin perplexe, les équations de géochimie qu'il écrivait au tableau lorsque j'étais en maîtrise). Leur troisième argument: l'univers assez noir de ses bouquins allait sûrement m'intéresser - et ils ne se sont absolument pas trompés.
Alors, comme PetiteMarie, j'ai beaucoup aimé 'Ys en Automne'. Et 'Ys en Hivers' aussi. Un peu plus déçu par le dernier 'Ys en Eté' mais je pense que je dois le relire. Petite question : c'est bien une tétralogie, non? Si pas, c'est qu'il m'en reste un à lire.
Je n'ai pas lu les autres romans de Martial. Je ne suis pas un grand fan de SF, mais 'Liberté pour la Libertine' m'attire. C'est un peu dur à trouver en Irlande mais de retour sur la Pointe de Bretagne ce sera chose faite.
Chouette interview sinon.
Cédric
Oui, les Saisons d'Ys constituent bien une pentalogie, le dernier opus étant plus court que les autres. Par contre, pour le lire, il faut te reporter à l'édition intégrale... Voici la critique publiée il y a quelques semaines : http://grandebibliotheque.blogspot.com/2011/02/les-cinq-saisons-dys-hors-saison.html
Martial Caroff apparaît "souvent" sur les rayons de ma bibliothèque, j'accroche bien à son imaginaire et à sa façon d'écrire.
Au plaisir de te relire ici !
mon commentaire est en ligne http://ccommecolomb.blogspot.com/2011/06/exoplanete_15.html
encore merci à toi et à Martial Caroff