La Barrière Santaroga
De Frank Herbert, j'ai déjà présenté ici le célèbre Dune, que l'on peut présenter à la fois comme l'oeuvre de SF la plus visionnaire de l'Histoire et aussi le roman le plus innovant depuis le Don Quichotte de Cervantès. Il se trouve que Frank Herbert (ci-après désigné par les mots "le Maître") a produit tout une oeuvre qui est souvent, et sans doute à tort, lue à travers le prisme dunien (comme le fait remarquer un Gérard Klein dans la série d'entretiens sur DAR déjà évoquée). On ne dira pas ici que Dune est réducteur. En tant que livre-univers protéiforme, il ne peut pas l'être. Mais c'est plutôt que sa richesse même écrase le reste de l'oeuvre et nous fait perdre de vue que le Maître, avant d'être l'auteur de Dune, était auteur tout court. J'ai, moi le premier, volontiers souscrit à cette façon de voir les choses : après avoir lu son oeuvre majeure, j'ai tenté de lire tout livre écrit par le Maître. Dans la plupart des cas, j'en suis ressorti déçu, imaginant alors une formule pour exprimer ma déception : "le Herbert non sableux ne me convainc pas". Dix-sept ans après mes premiers pas sur Arrakis, et une dizaine depuis que je n'ai plus ouvert de "Herbert non sableux", il était temps pour moi, sur le conseil de Efelle (et de Roland C. Wagner, aussi) de voir si je restais non convaincu.
Résumé :
Gilbert Dasein est psychanaliste. Ses supérieurs, mandatés par une entreprise commerciale, l'envoient enquêter dans la vallée de Santaroga, où vit une communauté prospère mais assez isolée. A Santaroga, les habitants présentent plusieurs particularités : ils ne sortent presque jamais de leur vallée, ceux qui le font y reviennent toujours, et le taux de handicapés mentaux est très faible voire nul. Par ailleurs, aucun magasin extérieur n'a pu s'implanter à Santaroga. De précédents enquêteurs sont morts dans des accidents. Sur place, Dasein découvre une communauté d'abord hostile, mais soudain de plus en plus amicale quand on s'aperçoit qu'il est intime de Jenny Sorge, une Santarogane qu'il a rencontré à l'Université. On lui fait goûter les fameux produits de la coopérative Jaspé, des aliments d'une rare qualité, au goût très particulier... que les Santarogans n'exportent pas. L'énigme s'épaissit au fur et à mesure que l'enquête avance : comment se fait-il que tout le monde sache au premier coup d'oeil qu'il est l'ami de Jenny ? Et pourquoi lui devient-il de plus en plus difficile de se passer des produits Jaspé ?
On retrouve dans ce livre un certain nombre de thèmes duniens. Celui d'une communauté isolée du "monde extérieur" qu'elle considère avec méfiance. Une notion de rareté, le Jaspé autour duquel s'organise la communauté de Santaroga ne se développant que dans cette vallée. Quant au Jaspé, somme toute, il s'agit d'une version alternative du Mélange, avec lequel il partage certains effets - à commencer par l'extension du champ de conscience.
Là où Dune est l'histoire de la génèse d'une guerre sainte, et où les Fremen aspirent à renverser l'ordre établi pour établir ce qui est pour eux la justice divine, La Barrière Santaroga est au contraire l'histoire d'une société isolationniste, qui maintient au minimum les échanges avec le monde extérieur. Société paranoïaque cherchant à se défendre contre ce qu'elle perçoit comme des agressions par les étrangers - avec une férocité parfois terrifiante. Société en évolution, qui commence à différer déjà de celle du monde extérieur en ce sens que le Jaspé (simple drogue ? hôte symbiotique ?) favorise l'émergence d'une conscience et d'un inconscient de groupe - rendant l'altérité perceptible à chacun. Les Santarogans "perçoivent" ceux qui ne sont pas comme eux. Les autres se rendent compte de la différence des Santarogans.
Dans ces circonstances, rien d'étonnant à ce que l'auteur ait choisi un psychanalyste pour faire son principal protagoniste. Je ne m'étendrai pas ici sur toute la méfiance que m'inspire la psychanalyse, que j'aurais tendance à percevoir comme une religion révélée des temps modernes. J'ignore au juste ce que le Maître pensait, lui, de la psychanalyse (on a pu le dire lui-même psychanalyste, ou féru de psychanalyse). En revanche, il faut bien voir que si Dasein, le héros de cette histoire, tire des conclusions sans doute fondées, il en reste incapable néanmoins de faire disparaître la "barrière Santaroga" : passer d'un côté, pour le Maître, semble quelque peu irrémédiable. Ce qui m'apparaît au minimum comme une critique d'une "médecine" qui serait capable de diagnostiquer mais pas de soigner (sans même parler de guérir).
De l'autre côté de cette barrière se trouve une communauté d'humains se proclamant "plus qu'humains", unis qu'ils sont par une espèce de communion chimique. A la "religion moderne révélée" s'opposerait donc un "animisme" tout aussi moderne. A l'époque où le Maître écrit La Barrière Santaroga, les années 1960 battent leur plein : années d'expérimentations psychédéliques dont le fameux LSD (cité à plusieurs reprises dans ce livre) constitue l'un des principaux initiateurs. Comme Dune semblait prophétiser les révolutions initiées par la religion, voilà que ce livre, quant à lui, semble prophétiser l'essor actuel des neurosciences qui parviennent, de plus en plus, à expliquer le fonctionnement de la pensée par des phénomènes électrochimiques, mécanistiques, et donc explicables, plutôt que par des concepts flous et teintés de spiritualité.
Au total, une oeuvre complexe, protéiforme, violente et fascinante. Dasein fera les frais de notre éclairement, tout comme Paul Atréides, même si son destin sera (sans doute ?) bien moins tragique... Intéressante lecture !
Commentaires
à mettre dans ma PAL, très certainement :)
Sinon je ne l'ai pas lu avec un point de vue dunien, ta chronique à travers ce prisme en est d'autant plus intéressante.
@Ionah : j'ai l'impression que tu entres de plus en plus dans la blogosphère SF. J'en suis très content :) ...
@Efelle : merci !
Sinon, pour "The City and the Stars", j'en ai publié un commentaire, si cela vous intéresse : http://remimogenet.blog.24heures.ch/archive/2011/03/13/fc4bd42686e5c9b3ab3ff1cdc3218230.html
Assez rapidement, il va se rendre compte que tout le village est accro au jaspé, une drogue que l'on ingère dans du fromage et de la bière... Cette drogue assure la cohésion du groupe dans le sens qu'elle déclenche une empathie totale entre les individus, (qu'elle aide à accepter) Ce livre est assez bien fait car l'action y est plutôt bien menée et jusqu'à la dernière page est impossible de savoir si Gilbert dasein renoncera à lui-même en tant qu'individu.
C'est finalement en renonçant à son individualisme qu'il ne va plus trahir le groupe (sa mission était de comprendre le secret des sarantogains) ni celle qu'il aime jenny (la nièce du professeur Piaget) et par la même il renoncera à la société de consommation. Ce livre est assez proche de l'esprit communautaire qui a tant fait rêver herbert (comme les freemen dans Dune qui sont eux aussi en communion grâce au partage de l'Epice).
http://sfsarthe.blog.free.fr