Heptagone
J'ai eu l'occasion il y a quelques jours de chroniquer Forteresse de Georges Panchard. J'avais alors évoqué Heptagone comme une préquelle de ce livre, parce que cela correspondait aux informations que j'avais pu glaner ici ou là : il s'avère que ce n'est pas une véritable préquelle mais plutôt un livre-compagnon qui, en précisant certains éléments du contexte de Forteresse, permet une ré-immersion dans ce futur de corporate-fiction.
Autant Forteresse possédait une structure adaptée aux formes de la chronique littéraire que j'ai adopté sur ce blog, autant Heptagone m'apparaît comme une juxtaposition de textes plus ou moins longs (du format de la nouvelle à celui du court roman) n'ayant pas de liens réels entre eux - hormis, bien sûr, celui de se dérouler dans le même univers, celui d'un futur assez proche où l'influence des Etats recule face à celle des firmes supranationales. Pour les besoins de cette chronique je vais donc avoir à considérer Heptagone comme un recueil et présenter chacun des sept textes l'un après l'autre... Dernière chose : ne lisez pas Heptagone, et encore moins cette chronique, avant d'avoir lu Forteresse, car vous pourriez bien y perdre la saveur de la surprise...
Miyagawa : le récit des années de formation du ninja d'Eien, la firme plus ou moins mafieuse déterminée à rétablir les valeurs du Japon de l'époque d'Edo. L'histoire nous donne à voir quelques aller-retours entre un moment contemporain ou presque de l'intrigue de Forteresse et l'adolescence de Miyagawa. Un texte dont le seul intérêt science-fictif reste cette amélioration très cyberpunk de l'être humain pour en faire un ninja : pour le reste, cela m'apparaît comme une variation sur le refrain "c'était mieux avant".
Clayborne : après sa démission, l'ancien responsable de la sécurité d'Haviland va tenter de s'installer dans une vie nouvelle. Cependant, la protection de personnalités menacées ne se quitte pas comme ça et il va bientôt reprendre du service - et cela sans savoir que ses nouvelles fonctions lui permettront de croiser de vieilles connaissances... On aurait pu attendre de la part de Clayborne quelque chose de plus passionnant que cette amusante bluette. Bluette parce que l'enjeu de cette intrigue, c'est son mariage. Amusante, parce qu'il finit par faire un pied de nez à un ancien subalterne devenu rival et même ennemi. Cela ne manque pas d'intérêt mais comme pour Miyagawa, c'est décevant.
Caprara : celle qui a trahi l'accord conclu avec Miyagawa est en fuite. Un réflexe la pousse à se réfugier dans un couvent où, jadis, à la fin de la Correction, elle a mis un amant à l'abri, sous la protection des Soeurs dont l'une est une amie d'enfance. L'enquêtrice italienne qui, dans Forteresse, met Clayborne sur la piste de Miyagawa est ici un prétexte pour aborder une Histoire des jours troublés de la guerre civile européenne que l'auteur positionne dans l'avenir proche. Une guerre civile où des milices disparates font le coup de feu contre des intégristes musulmans. Un exercice très casse-gueule mais dont l'auteur se tire avec brio, tout en produisant une belle critique des intégrismes de tous poils (barbus ou à tonsure...). Il s'agit là d'une nouvelle toute en nuance de gris, à l'intrigue trépidante, et sans nul doute l'une des meilleures du recueil : bravo !
Leighton : alors que les Etats-Unis se disloquent et que quarante-huit Etats s'enfoncent dans la dictature biblique, une étudiante s'exile à Londres. Une solution qu'elle espère transitoire bien que la nouvelle Union s'ingénie à creuser le fossé entre elle et ses exilés... A nouveau, une critique de l'intégrisme religieux, cette fois-ci plus ou moins en creux puisque la bête nous est donnée à voir depuis l'extérieur, même si à travers des yeux pour qui elle est familière. Leighton est le témoin de la déchéance de son pays et de ses rêves. A travers son regard, on perçoit bien l'aspect totalisant de cette manie très américaine de tout interpréter à travers le prisme de la religion - la sienne propre, ou celle (réelle ou supposée) de son interlocuteur. Il s'agit là encore d'une belle pièce d'anticipation.
Barstow : l'homme qui a "dissipé" Richard Winfield était dans le collimateur de l'Union Américaine des Etats bibliques. Plus maintenant : il est en train de mourir, puisqu'un Archange, ces tueurs d'élite américains, vient de mettre la main sur lui. Une mort pas assez rapide, cependant, pour lui interdire de se souvenir des raisons qui l'ont amené à détester les "fous de Dieu"... Comme Caprara, Barstow est un ancien combattant de la Correction, même s'il n'a pas été aussi souvent exposé au feu que la policière italienne : son rôle, à lui, en tant qu'adolescent passionné d'informatique, a été d'identifier les groupuscules ennemis et de les priver de leurs ressources pour faciliter la lutte. Un texte qui n'est pas inintéressant mais qui donne un peu une impression de redite après Caprara, sans apporter grand-chose de neuf.
Fuller : Apôtre du Cénacle de l'Union biblique, Fuller est aussi un ami d'enfance du Président Beveridge. De leurs discussions enflammées de l'adolescence jusqu'à l'exercice du pouvoir en passant par leur (ir)résistible ascension, l'éminence grise du Président, et le chef suprême des polices de la plus grande dictature au monde, passe en revue quarante années de souvenirs. On en apprend donc un peu plus quand aux circonstances de la disparition des Etats-Unis. Les "valeurs américaines" apparaissent ici comme un terreau très fertile pour le délire biblique. Lequel délire biblique est, comme il se doit, bien aidé par le concours de techniciens sans (âme ni) raison : les stigmates sanglantes de Beveridge, cas clinique de manipulation des masses, portent à rire devant la déconfiture du malade qui est prêt à tout pour satisfaire à la volonté divine (laquelle lui a été révélée dans un rêve !) ; l'examen Bible & Faith assisté par détecteur de mensonges, destiné à trier les "vrais croyants" des "athées dissimulés", a quelque chose de glaçant - surtout lorsqu'un échec peut détruire une vie professionnelle. Là, ce n'est plus un réquisitoire que nous donne à lire l'auteur : c'est un clou de plus dans le cercueil du rôle que certains voudraient bien voir jouer par la religion en politique.
Mitchell : brave américain ordinaire, supporter de Beveridge dès la première heure, le peintre biblique mène une vie rangée depuis le décès de sa femme obèse comme lui. Autour de lui, pourtant, le quotidien se dégrade peu à peu : la solitude est pesante, et le Cénacle, malgré ses délires, n'apporte pas de vraies solutions aux gens. Il est regrettable que ce livre se termine sur un texte aussi court, et peu palpitant, que celui-ci. Mitchell, personnage mineur de Forteresse, aurait mérité, un développement plus important, le point de vue d'un américain (très) moyen étant précieux, je pense, pour une meilleure compréhension de cette fameuse "révolution biblique".
Heptagone est donc constitué de textes inégaux : quatre sont un peu décevants et trois m'apparaissent éclatants. Les quatre derniers, qui apportent un éclairage neuf sur la nature du pouvoir au sein de l'Union biblique, ne manquent pas d'intérêt dans la compréhension de cet univers si particulier. On remarquera, en fil conducteur de l'ensemble de l'ouvrage, que l'auteur ne semble pas apprécier les idéologies relevant de la croyance - que celle-ci soit religieuse ou morale. Reste à voir, dans de futures publications, si cette impression se vérifie...
Lire aussi l'avis de Xapur.
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