Ainsi naissent les Fantômes
Un recueil de nouvelles écrit par Lisa Tuttle et traduit par Mélanie Fazi, qui a été sélectionné dans le cadre du Prix des Blogueurs 2012 du Planète-SF. Si j'ai déjà eu l'occasion de lire un livre de Mélanie Fazi, en l'occurrence Arlis des Forains, je n'ai pas encore eu l'occasion de croiser l'écriture de Lisa Tuttle au cours de ma carrière de lecteur. Ce recueil de nouvelles fantastiques s'est révélé pour moi un bon moyen de découvrir sa plume... Six nouvelles composent cet ouvrage, soutenues par une préface (par la traductrice) et un entretien final (conduit aussi par la traductrice).
Dans Rêves captifs, le fantastique de Lisa Tuttle s'affirme d'emblée comme borgésien. Ce n'est pas un hasard si la dernière page du recueil comporte une citation tirée du Livre de Sable : dans cette sombre histoire d'enfant retenue prisonnière d'un placard, il y a des réminiscences de fantastique latino-américain... On pense aussi à un autre maître du fantastique et à La Nuit face au Ciel : la nouvelle de Lisa Tuttle, dérangeante pour plus d'une raison, représente une magistrale ouverture pour ce recueil.
L'Heure en plus, moins inquiétante, mais tout aussi flamboyante que la précédente, nous plonge dans l'univers d'une femme écrivain qui rêve de bénéficier de journées de vingt-cinq heures afin de pouvoir mener de front sa vie de mère de famille et ses rêves d'écriture. Un rêve qui se réalise... mais contre un prix à payer. Le rêve, d'abord doux et lumineux, tourne bien vite au cauchemar sans issue. La mystérieuse fabrique des rêves apparaît alors comme l'un des ressorts de l'écriture de Lisa Tuttle.
C'est donc en toute logique, avec Le Remède, que l'on découvre que Lisa Tuttle maîtrise aussi des arguments qui découlent plutôt de la SF que du fantastique. Et s'il était possible de concevoir un "remède" capable d'optimiser les réponses immunitaires de l'organisme contre les infections microbiennes ? Lisa Tuttle imagine aussitôt un effet secondaire à même de mettre à bas la culture et même le langage de l'espèce humaine. A mes yeux de lecteur porté sur la SF plutôt que le fantastique, il s'agit là de la meilleure nouvelle de l'ouvrage, riche d'une hypothèse fascinante...
Ma Pathologie, par contre, une sinistre histoire d'alchimiste faisant fermenter la pierre philosophale dans un creuset inattendu, m'a presque fait froid dans le dos. J'ai trouvé cette nouvelle presque répugnante et en tout cas d'une invraisemblable cruauté à l'égard de ses personnages...
Avec une histoire de tableau hanté mais aussi de souvenirs truqués, peut-être, Mezzo-Tinto apparaît d'emblée comme une nouvelle-hommage à un texte de M. R. James dont elle partage le titre. On est aussitôt mal à l'aise, presque dès le premier paragraphe. On pense encore à Borgès qui s'était fait une spécialité, dans ses nouvelles, de mettre ses personnages dans des situations funestes et pourtant, de leur faire raconter leur histoire au passé. Avec cette nouvelle, Lisa Tuttle signe une belle pièce de ce que j'appelle la "littérature du glissement" : du normal à l'anormal, de l'anormal à l'inquiétant et de l'inquiétant au transcendant.
C'est avec La Fiancée du Dragon que se conclut la partie fictionnelle du recueil : un gros morceau où le destin se met à peser tout de suite sur les personnages innocents... ou non. Le personnage principal apparaît tout d'abord comme une véritable proie, ou une victime sacrificielle qui marche contre son gré vers son prédateur. Et puis... voilà que la féminité se fait prédatrice, et vorace. Un beau retournement suite à la théorie de personnages féminins fragiles et abusés que sont les narrateurs de ce recueil.
Lisa Tuttle semble apprécier les nouvelles écrites à la première personne par des personnages féminins, comme si elle vivait ses propres péripéties au cours de leur écriture. On peut sortir de ses nouvelles ébloui ou mal à l'aise, parfois les deux ; on en gardera souvent des souvenirs inquiétants. Comme chez Borgès, le fantastique s'infiltre ici dans la trame du réel, sans (trop d') artifices. A la lecture de la préface et de l'entretien final, on constate que l'imaginaire de Lisa Tuttle a joué un rôle dans la construction de celui de Mélanie Fazi, celle-ci évoquant le plaisir éprouvé en lisant la première, et lui ayant dédié l'un de ses propres recueils de nouvelles (Serpentine, pas lu). L'entretien apparaît alors comme un dialogue d'écrivains et permet de mieux comprendre la façon dont Lisa Tuttle envisage son écriture : occasion d'acquérir un nouvel aperçu de l'imaginaire à l'oeuvre dans ce recueil. Quoi qu'il en soit, une belle découverte...
Commentaires
En ce moment, je suis justement dans une mouvance axée sur les nouvelles, donc ça peut m'intéresser !