Chroniques de l'Inquisition tome 1

J'ai été contacté il y a quelques temps par Gilles Dumay au sujet de l'anniversaire de la collection Lunes d'Encre Denoël : depuis 1999, cette collection qui se veut autre, plus littéraire que ses pairs, moins spatiale et moins elfique, en un mot plus humaniste (d'après les mots du site Internet officiel de la collection que je me permets de citer ici) nous régale de textes d'auteurs francophones ou non. Et donc, pour ses treize ans, Lunes d'Encre a demandé à treize blogueurs, dont je suis, de bien vouloir désigner l'un des livres de la collection comme étant celui qu'il préférait... sous réserve que celui-ci soit encore disponible. Parmi mes confrères blogueurs, Efelle a désigné Roi du Matin, Reine du Jour de Ian McDonald. Gromovar, lui, a - sans surprise - désigné Spin, de Robert Charles Wilson. Mais de mon côté, que pouvais-je bien choisir ? Allais-je me laisser tenter par l'un ou l'autre des excellents premiers romans de Norbert Merjagnan (dont j'ai chroniqué ici Treis, Altitude zéro) ? Peut-être désigner Blind Lake, le livre qui a signé ma réconciliation (provisoire ?) avec le déjà cité Wilson ? Ou encore déclarer que mon préféré, tout compte fait, c'est le fameux Cleer de L. L. Kloetzer, le plus intelligent de la short-list du Prix des Blogueurs 2011 et donc, celui qui a mon sens a bien mérité de décrocher le prix cette année-là ?

Eh bien, non. Ni l'un, ni l'autre, ni le troisième.

Pour une collection moins spatiale, moins elfique, et donc plus humaniste, il me fallait choisir autre chose que la post-humanité de Merjagnan, autre chose que les fantasmes transcendants de Wilson et autre chose que la fantasy-corporate de Kloetzer. Et cet autre chose, qui présente l'avantage d'être par ailleurs l'un des livres de SF les plus littéraires qu'il m'ait été donné de lire, c'est le premier tome de l'Intégrale des Chroniques de l'Inquisition de S. P. Somtow, encore disponible sur les trois librairies en ligne que j'ai testées.

Résumé : 
Dans un futur lointain, les Inquisiteurs veillent sur la destinée de l'espèce humaine éparpillée sur le million de mondes connus. Ils forment la plus haute caste d'un univers menacé : aux frontières de l'espace humain des légions d'enfants-soldats s'affrontent aux énigmatiques Ombres-Murmures, en une guerre interminable, et nulle armée, aussi brillante soit-elle, ne peut résister longtemps au front si elle n'est pas soutenue par l'arrière. Alors, les Inquisiteurs fournissent de mystérieuses technologies aux mondes humains : sous leurs ordres, sont préparés les vaisseaux delphinoïdes rendant le voyage spatial possible - et ils peuvent même invoquer des bulles tachyoniques leur permettant de passer de monde en monde sans délai. Pourtant, chacune des merveilles offertes par l'Inquisition est le fruit de crimes terrifiants dont nul n'a connaissance, allant du xénocide jusqu'à la mise à mort de soleils entiers... C'est que les Inquisiteurs traquent sans relâche, par compassion, les utopies qui parfois éclatent sur l'un ou l'autre des mondes humains : sociétés soi-disant parfaites mais aberrantes car entachées de défauts terrifiants, et qui sont éliminées par le basculement du monde où elles se sont développées. Davaryush est un Inquisiteur de très haut rang qui est tombé en disgrâce. Dans sa quête de l'ennemi intérieur, il a découvert douze utopies qu'il a éliminées - mais la treizième, sur Shtoma, l'a changé à tout jamais. Pour lui, le temps de l'Inquisition doit prendre fin, et l'instrument de cette fin sera Kelver, un garçon dont il va faire son disciple. La mission de Kelver sera de détruire l'Inquisition depuis l'intérieur - mais ne risque-t-il pas d'y sacrifier sa vie, sa raison et même son âme ?
Je dois dire que les Chroniques de l'Inquisition représentent, dans ma vie de lecteur, l'une de ces claques éprouvées à hauteur d'une tous les dix ans. La précédente - la première - c'était Dune, et pour la suivante, j'attendrai l'année 2020 pour me prononcer. Livre très littéraire, dont la traduction (l'auteur est thaïlandais mais ce livre a été, c'est surprenant, écrit en anglais) semble respecter toute la richesse du langage, les Chroniques de l'Inquisition sont certes un space-opera débridé où l'on saute de monde en monde et où l'envergure temporelle de l'intrigue s'étire sur des millénaires. La SF pourrait y paraître, à première vue, plus soft- que hard-science et je ne doute pas que ce livre ferait sans nul doute grimacer de dégoût bon nombre d'auteurs étiquetés hard-science, d'autant plus que les Inquisiteurs, dans ce livre, apparaissent comme d'étranges dieux tombés, qui épuisent leur "compassion" (et aussi, en fait, leur lassitude) en jouant le sort de mondes entiers à leur jeu favori, le makrugh. Leur technologie s'apparente presque plus à de la magie qu'à de la science, donnant tout son sens aux célèbres mots d'Arthur C. Clarke selon lequel toute forme de technologie assez avancée finit par être indiscernable de la magie.

Une fois ces étranges pré-requis intégrés, se dévoile une intrigue lente et complexe, à plusieurs niveaux, tout comme cette partie d'échecs cosmiques qui se joue au sommet de l'Inquisition pour la maîtrise de l'univers entier. L'un des enjeux en sera, bien sûr, l'éventuel basculement (destruction) de Shtoma, la seule utopie parfaite ayant jamais existé. Mais, en cherchant à extirper les fausses utopies, les Inquisiteurs eux-mêmes ne font que chercher à se dissimuler à eux-mêmes leur quête de l'utopie. Personnages paradoxaux, investis de pouvoirs presque divins et pourtant fort humains dans leur fragilité, esclaves d'un système pyramidal dont ils sont le sommet, peut-être bien immortels et donc las d'eux-mêmes et de leurs jeux, ils maintiennent l'espèce humaine dans une stase malsaine et apparaissent, en fin de compte, comme les responsables de l'apparition des fausses utopies qu'ils cautérisent alors au fer rouge - ou plutôt, par les lasers de leurs enfants-soldats. Il n'y a cependant là-dedans aucune forme de manichéisme. Les Inquisiteurs, pris en tant qu'individus, ne sont pour la plupart que de pauvres types, arrivés au sommet presque par hasard - comme le personnage central d'Elloran - malfaisants par défaut et presque jamais maléfiques. En face d'eux, Davaryush et Kelver, pour en venir à bout avec un système épuisé, vont devoir s'allier aux ennemis de l'Inquisition - et tous ne sont pas aussi aimables que la fille issue d'une société artificielle pour l'amour de laquelle Kelver va entrer dans l'Inquisition. La dernière partie de makrugh sera aussi l'occasion, pour plus d'un des derniers Inquisiteurs, de faire la preuve de toute son amertume et même de sa lassitude.

Fragments d'un futur halluciné, symphonie foisonnante (Somtow est, par ailleurs, chef d'orchestre !), les Chroniques de l'Inquisition m'apparaissent, parmi les Lunes d'Encre que j'ai pu lire depuis 1999, comme le plus exaltant, le plus intelligent et j'ose même dire le plus extraordinaire - tout en correspondant tout à fait à la déclaration d'intention de la collection. Une oeuvre cruelle, et pourtant humaniste. Bravo !

Commentaires

Efelle a dit…
Tu ne mets pas le logo de l'opération ?

Bon sinon voilà qui me semble intéressant, va falloir que je penche dessus.
Anudar a dit…
Ah, j'avais oublié ! Voici une erreur de réparée.

La richesse de ce livre est à plusieurs niveaux et elle se reconnaît tout d'abord à l'abondance de ses concepts qui coulent pourtant de source. En particulier, j'ai été frappé par cette idée au traitement très inhabituel, celle des légions d'enfants-soldats...
chris a dit…
aux yeux dorés, si je me souviens bien.


Un auteur extraordinaire et rare. L'une de ses nouvelles dans un ancien recueil est une pure merveille (chroniqué il y a quelques temps...)
Anudar a dit…
Oui, les enfants-soldats se caractérisent en effet par leurs yeux dorés.
Vinz a dit…
Je ne connaissais absolument pas... je te fais confiance sur ce coup, les deux tomes sont commandés !
Anudar a dit…
Merci pour ta confiance !

Quand tu l'auras lu/chroniqué, viens me le dire pour que je fasse un lien.
Gromovar a dit…
Voila qui m'intéresse bien. Je me posais la question depuis longtemps et là, ce livre remonte de plusieurs crans dans ma LAL.
Guillmot a dit…
Alors là, je découvre le titre et l'auteur ! Je ne connaissais absolument pas...
Lorhkan a dit…
Je ne connaissais pas du tout, mais tu viens de me le faire découvrir de superbe manière ! Je le note, merci beaucoup ! ;)