Points chauds

En Mai 2010, et donc au tout début de la jeune vie de ce blog, je faisais ma première lecture de la revue Bifrost : il s'agissait du numéro 58, avec son dossier consacré à Laurent Genefort. Parmi les nouvelles publiées dans la rubrique Interstyles, figurait Rempart, signée par l'invité du numéro : excellent texte riche en contexte et en interrogations... au terme de la lecture duquel je m'étais demandé s'il existait un lien entre lui et le fameux Omale (dont on devrait parler en ces lieux dans les semaines qui viennent). Aussi avais-je été intéressé, dès le départ, d'apprendre la publication du présent livre, véritable retour en mode augmenté à l'univers de Rempart : sans surprise, ce fut l'une de mes acquisitions lors de mon passage aux Utopiales 2012, et une acquisition qui plus est dédicacée.

Résumé : 

Au début du XXIème siècle, s'ouvrent les premières Bouches : véritables portes trans-spatiales qui peuvent amener les gens vers des mondes lointains... ou amener sur Terre des êtres intelligents venus d'ailleurs. Passée la stupeur, l'arrivée incessante de véritables cohortes de réfugiés extraterrestres - dont certains, mais pas tous, ne sont qu'en transit sur Terre entre deux Bouches - vient perturber les règles du jeu des grandes nations. L'implantation suspecte d'une ruche-usine en Chine, et son élimination à coups d'armes nucléaires quand les autorités chinoises prennent conscience de ce que ses habitants cherchent peut-être à réaliser une transformation globale de l'environnement terrestre, fait prendre conscience au monde qu'il va falloir maintenant faire avec la présence des aliens. La solution adoptée par les Nations-Unies ? Lever une armée, guère plus qu'une troupe mercenaire, chargée de veiller à ce que les extraterrestres gagnent bien leur Bouche de destination - et surtout ne s'implantent nulle part. Or, les membres du programme "Rempart" vont bien vite prendre conscience de ce que leur mission est condamnée à plus ou moins long terme, dans la mesure où les "humanos", eux-mêmes, sont partagés quant au sort qu'il convient de réserver aux aliens...

L'excellente idée à l'oeuvre dans la nouvelle Rempart publiée dans Bifrost, c'était de montrer le délabrement croissant de la société humaine tandis que la présence (tout aussi croissante) des aliens finit par apporter elle-même un cadre structurant à une humanité en plein doute et même en déliquescence à certains aspects. La présence plus ou moins massive de réfugiés extraterrestres, en effet, ne vient pas simplifier les problèmes que le XXème siècle a légués au XXIème et le "premier contact", s'il s'est en effet transformé en mauvais rêve, n'a cependant rien du cauchemar classique imaginé depuis les années 1940. Ici, l'intrusion d'extraterrestres intelligents ne prend l'allure d'une invasion que d'une façon très marginale : ce qui intéresse Laurent Genefort, c'est l'exploration de ce traumatisme qui nous reste à vivre, celui de l'écroulement du dernier pilier de l'anthropocentrisme. En l'espace de cinq cents ans, l'espèce humaine a en effet découvert que son monde natal n'était en aucune façon central dans l'univers, et qu'elle-même n'y était présente que depuis une fraction du temps long de la géologie. Ni centrale, ni ancienne, il reste un titre pour l'instant non contesté à notre espèce, à savoir celui d'être la seule intelligence de notre voisinage. En imaginant les Bouches, Laurent Genefort arrache aux êtres humains de Points Chauds leur dernière illusion de grandeur. Sauf que certains ne sont pas prêts à y renoncer sans combattre.

En étendant le temps fictionnel de Rempart, Laurent Genefort étend aussi sa perspective. De nouveaux personnages et donc de nouveaux points de vue viennent s'ajouter à celui du soldat de "Rempart" déjà exploré dans la nouvelle éponyme. Ici, un médecin chargé de soigner les "Shaytans" d'un camp de réfugiés aliens perdu au fin fond d'un Etat failli. Là, un nomade Nénètse qui cherche à conduire au bout de leur chemin une harde de Héhé-Ty. Ailleurs, un physicien qui rencontre deux aliens polyglottes en quête de zones radioactives... De la solidarité à la curiosité scientifique en passant par la quête mystique, l'auteur explore de nouvelles motivations, pour l'être humain, à côtoyer l'alien, ce semblable si différent ; et à la réflexion, je repense ici au tome 8 de la série Yoko Tsuno, le génial Les Titans dont la conclusion pourrait fort bien s'appliquer à Points chauds : "les formes qui différencient les êtres importent peu, si leurs pensées s'unissent pour bâtir un univers"...

L'univers de Points Chauds est instable, et l'humanité n'y a pas encore digéré le fait qu'elle n'y sera plus jamais seule. Mais pourtant, l'idée y chemine que sa raison d'y être, dans cet univers, c'est peut-être bien de contribuer à le construire...

Lire aussi l'avis un peu réservé du Traqueur Stellaire... et l'avis plus enthousiaste d'Efelle.