Le Rayon 'U'
Si j'ai déjà eu l'occasion de critiquer du Blake et Mortimer en ces lieux, je n'ai pour autant pas eu celle de critiquer une oeuvre de leur créateur. Edgar P. Jacobs, à la différence d'un Hergé, n'a pas interdit la prolongation de son oeuvre par d'autres pinceaux que les siens, ouvrant donc la voie aux parutions récentes où ses deux héros anglais continuent à livrer bataille au péril rouge - quand ce n'est pas aux nazis nostalgiques.
Dans l'oeuvre de Jacobs, Le Rayon 'U' témoigne d'une période artistique antérieure à la série des Blake et Mortimer. Publié en 1943, c'est-à-dire en pleine guerre, et surtout sept ans avant Le Secret de l'Espadon, cette histoire possède son intérêt propre...
Résumé :
En Norlandie, le professeur Marduk vient de découvrir les propriétés du rayon 'U', dont les éventuelles applications militaires inquiètent l'Austradie, la grande puissance rivale... Mais pour être en mesure d'utiliser le rayon 'U', manque un minerai très rare, l'uradium, que l'on ne peut trouver que dans un seul gisement, celui du volcan Urakowa qui se trouve en plein coeur de l'archipel des Îles Noires, une région sauvage et très peu explorée. Aussitôt, Marduk monte une expédition : aidé par Lord Calder, un explorateur, son domestique Adji et la belle Sylvia, soutenu par deux gardes du corps choisis par le Ministère des Affaires Etrangères, il va partir en quête du précieux uradium. Pour atteindre l'Urakowa, la voie des airs est la seule garantie : ce que les explorateurs ne savent pas, c'est que Dagon, l'as des services secrets austradiens, a juré leur perte et s'est substitué à leur pilote... Quels périls guettent Marduk et ses amis dans l'environnement hostile des Îles Noires ?
On pourrait par moments se croire dans un Indiana Jones, à la lecture de cet album où les péripéties s'enchaînent de case en case : quand ce n'est pas la technologie norlandienne, pourtant si avancée, qui défaille, c'est une nature dangereuse qui vient menacer les explorateurs, dans la plus grande tradition du Monde perdu de H. G. Wells. La petite expédition, bientôt abandonnée par l'affreux Dagon - avatar lointain du tout aussi affreux, mais plus célèbre Olrik - va donc avoir à s'opposer à des dinosaures puis à une horde d'hommes-singes. Malgré tout, leur route ne s'interrompra pas avant d'arriver à son but ultime : celle de la mine d'uradium, autour de laquelle s'est organisée une civilisation inconnue et raffinée, mais source elle-même de danger.
Le trait de Jacobs, s'il présente ici quelque chose d'encore naïf, se caractérise déjà par des environnements minéraux ou végétaux d'un grand réalisme, et ce malgré leur caractère fantastique. Les combats dantesques de l'homme contre la bête se font dans des milieux hostiles et inquiétants : jungle, désert, lac souterrain ; mais au-delà, c'est bel et bien dans les confrontations entre être humains - ou quasi-humains ! - que Jacobs se montre le plus efficace, choisissant des environnements clos, à l'ambiance claustrophobique. La ville des hommes-singes, bien que lacustre et donc ouverte au ciel, se trouve au beau milieu d'une forêt de figuiers géants dont l'entrelacs des racines aériennes est propice aux embuscades et aux terreurs nocturnes. La nécropole d'inspiration précolombienne explorée par un Marduk désemparé semble, dès sa porte d'entrée, lourde d'une menace lancinante. Enfin, la ville souterraine du prince Nazca, bien qu'accueillante et au style bien moins typé que celui de la nécropole - les gardes possédant un armement évoquant tout à fait celui des hoplites grecs, et la divinité se trouvant représentée avec deux paires d'ailes mésopotamiennes - partage avec celle-ci une parenté inquiétante : là encore, un danger inattendu pèsera sur les explorateurs.
Dans cette histoire très linéaire, en un seul fil d'intrigue, à peine divisé pour de rares cases quand certains personnages sont séparés, c'est en fin de compte la narration qui semble la plus faible. A relire cet album que j'avais découvert à l'âge de onze ans, je me rends compte que les dialogues sont rares et jamais poursuivis au-delà d'une case. L'art de l'ellipse est poussé ici jusqu'à l'extrême et peut-être bien jusqu'à l'excès, comme le suggèrent ces longs textes explicatifs qui viennent soutenir la plupart des cases. En fin de compte, on a presque l'impression de lire une BD dont l'auteur n'aime pas les phylactères puisqu'un bon nombre de cases n'en contiennent pas, au profit de ces encadrés descriptifs. Etait-ce là un procédé habituel dans la BD contemporaine ? Je l'ignore, même si j'incline à penser le contraire : à l'époque, il me semble que Hergé maîtrisait quant à lui très bien les techniques de narration que nous connaissons à présent.
Alors, ce Rayon 'U' ? Mon verdict en tant que relecteur ne sera pas mauvais pour autant. J'aime toujours cet album, et ce malgré les faiblesses que j'y perçois maintenant : on y perçoit déjà le talent d'un très grand auteur de BD, un talent qui sera éclos à terme par un travail aussi acharné que patient. Le seul regret que l'on puisse en fait avoir, à la lecture de cet album, c'est bel et bien qu'il s'agisse d'un one-shot. Eh oui : même si Jacobs avait pris soin, à l'évidence, de se ménager l'espace nécessaire pour donner une suite à son histoire - Dagon étant abattu en vol au large de l'Urakowa mais sans doute pas mort pour autant, et l'usage de l'uradium restant inconnu malgré l'avertissement du prince Nazca, rappelé à la fin de l'album - nul ne saura s'il avait imaginé quelque chose après cette fin si ouverte. Mais celle-ci permettant au lecteur d'imaginer ce qu'il lui plaît le mieux, n'est-ce peut-être pas la plus belle ?
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