Paracuellos
Sans être hors-sujet, cette chronique apparaîtra sans nul doute bien éloignée des sujets habituels que j'aborde sur ce blog. Malgré la part de fiction plus qu'assumée par Giménez dans cette oeuvre, le contexte historique en est si lourd et si cruel qu'il s'agit, à mon sens, d'une fiction historique des plus puissantes, de ce genre que je ne peux critiquer en la résumant.
Ce lourd (à tous les sens du terme !) recueil (il s'agit d'une intégrale) nous plonge dans le quotidien dérisoire, et souvent misérable, d'enfances malheureuses. Pendant la glaciation franquiste, le régime avait réussi à mettre en place une hiérarchie aussi efficace que brutale : si à son sommet se trouvait le Caudillo, figure lointaine et angoissante, c'est que tout en bas se trouvaient les plus faibles, c'est-à-dire, ceux qui n'avaient rien. Parmi ceux-là, les plus faibles des plus faibles étaient encore les enfants, et en particulier ceux des vaincus de la guerre civile. Entre les deux, le monde adulte : une majorité silencieuse (peut-être) tentant de survivre au jour le jour dans un pays pauvre et qui, vingt ans plus tard, n'avait toujours pas fini de lécher les plaies de sa guerre civile... et une minorité (faut-il l'espérer) plus agissante et déterminée à faire valoir sa prééminence, acquise par le droit du vainqueur et de la force.
L'une des caractéristiques des sociétés humaines, c'est encore leur capacité à se reproduire. La société franquiste ne faisait pas exception. Les pages de cet album nous montrent une profusion d'enfants dont certains sont des personnages récurrents (parmi lesquels figure un certain Giménez, véritable avatar de l'auteur puisque certaines de ces histoires sont biographiques, ou quasi-biographiques) mais dont tous partagent une véritable parenté de traits interchangeables (mines défaites, yeux cernés, cheveux coupés court voire au-delà) et surtout de caractères : tous ont faim, de cette faim qui pousse à faire n'importe quoi. Les enfants de Paracuellos, premières victimes de la société franquiste, cherchent donc n'importe quelle astuce pour tromper leur faim : manger des feuilles, voler de la nourriture, consommer le dégueulis du repas d'un autre... et même s'offrir en punching-ball en contrepartie d'un bout de pain. Une autre faim, plus insidieuse, les tenaille encore : celle de l'affection parentale dont bon nombre sont privés au quotidien, voire pour toujours. Les foyers (là encore interchangeables) où la plupart de ces petites épaves de la vie ont échoué ne dispensent que peu de chaleur, les chapelets ne compensant pas l'absence des êtres aimés, pas plus que la religion imposée ne trompe la faim des estomacs. Et donc, en toute logique, la petite société de gosses en apparaît viciée dès le départ. D'une extrême violence - physique et psychologique - la société, au sein du foyer, prépare en fait avec efficacité ses pensionnaires à un monde extérieur pourtant pire encore : peu, très peu d'incursions hors des grilles protectrices (?) de l'institution, mais aucune qui soit promesses de lendemain ; et quand le monde extérieur s'impose à l'intérieur, ce n'est jamais pour une bonne nouvelle.
La société des gosses de Paracuellos ne serait cependant pas si cruelle, si hostile, s'il n'y avait en effet les adultes qui la dirigent. Incarnations des deux composantes du pouvoir de Franco (la Phalange et l'Eglise), tous partagent un même désintérêt, au fond, pour les enfants qu'ils sont censés protéger... ainsi que des méthodes qui relèvent moins de la pédagogie que du sadisme. Il n'y a donc rien de surprenant à voir les pensionnaires, qui sont à bonne école, reproduire les perversions de leurs chefs. Dans le foyer, les bagarres et les sévices physiques sont fréquents, mais il ne s'agit pas de simples enjeux de pouvoir : il s'agit d'humilier l'autre, pour oublier que l'on est soi-même faible. Seule échappatoire ? Le monde du rêve, illustré par la littérature (interdite à la plupart, au motif que "les romans ne sont pas bons pour les enfants") et surtout la BD : nombre d'enfants lisent des albums, certains en dessinent... et quelques-uns espèrent en faire leur vie, plus tard.
On peut se demander dans quel état les pensionnaires de ces institutions en sortaient. Certains parvenaient peut-être à s'en échapper, au moins pour un temps. D'autres, en faisant le gros dos, devaient pouvoir y survivre pendant de longues années. Quelques-uns, sans doute, y mouraient de mauvais traitements - ou de désespoir. Il faut, à la lecture de cet album, se souvenir que cette réalité fut celle d'un pays européen, il y a une cinquantaine d'années à peine... et se dire aussi que le jeune Giménez de cette histoire a eu deux chances dans son malheur : celle d'en être sorti à peu près intact - et celle d'avoir pu réaliser son rêve. Paracuellos, avec sa cruauté ordinaire, s'apparente à un témoignage plus qu'à un réquisitoire : cela lui donne l'âme d'un chef-d'oeuvre. Bravo !
Commentaires
Ah, oui, et je pense que c'est accessible à un jeune lecteur un peu mûr d'esprit... Si tu le lis, et que tu penses bon de le passer à ton grand, je serais curieux aussi d'avoir un avis d'adolescent sur cette BD.