High-Opp
La lecture d'un roman inédit du Maître est une chose assez rare pour être mise en avant par un lecteur convaincu de l'auteur de Dune. High-Opp, inédit jusqu'en 2012 et occulté pendant un demi-siècle au bas mot, est sans doute contemporain de l'oeuvre majeure de Frank Herbert - et à ce titre, il constitue a priori pour l'amateur dunien une magnifique et nouvelle voie d'accès à la pensée herbertienne.
Résumé :
Daniel Movius est le Liaitor : dans un monde futur gouverné par les sondages majoritaires, il assure la bonne entente entre les bureaux de l'oligarchie mondiale. Hélas pour lui, un complot entraîne la suppression de sa charge : le voici low-oppé, condamné à vivre avec le petit peuple dans les Terriers - en attendant l'exil dans les colonies arctiques où l'homme fort du gouvernement a manigancé son élimination. Abandonné par la femme qu'il pense aimer, consumé par son désir de vengeance, Movius va entrer dans les rangs des Séparatistes, les rebelles qui ont juré de renverser l'ordre établi. Tout s'agence pourtant trop bien dans sa propre rébellion : jusqu'à quel point n'est-il pas lui-même manipulé par des puissants personnages ? A moins qu'il n'en soit lui-même le maître, en fin de compte...
La comparaison de High-Opp et de Dune s'impose tant que je fais le choix de ne pas la réaliser ici, laissant aux lecteurs de ce blog le soin de la faire par eux-mêmes. Il suffira de dire que le présent roman mérite bien d'être lu pour lui-même et non en tant qu'oeuvre secondaire du Maître. Dystopie très bien caractérisée par la présence de cette bureaucratie oligarchique et totalitaire, en cours d'évolution - ou plutôt d'involution, en l'occurrence - féodale puisque la caste de ses maîtres commence à devenir héréditaire, où l'on trouve les mânes du Meilleur des Mondes et de 1984, entre invocations de divinités au noms évocateurs - Gallup et Ipsos venant ici se substituer à Ford ! - et novlangue débilitante - l'opinion personnelle étant réduite au concept passe-partout d'opp que l'on souhaite bonne au terme d'une conversation. Un appareil policier omniprésent, une rébellion incapable et pourtant impossible à éradiquer achèvent de planter le décor d'un roman qui, pourtant, sert à Herbert de terrain de jeu pour utiliser certains de ses thèmes de prédilection. Ce monde va mal, au premier abord comme au deuxième : des psychologues - qui ne sont pas sans faire penser, au passage, aux psychohistoriens du Bon Docteur Asimov - ont démontré que la civilisation est sur le point d'amorcer sa prochaine phase de décadence. La chute de Rome se rapproche, mais cette fois-ci, certains Romains ont décidé de prendre les devants et de sauver ce qui peut l'être. Et l'instrument de cette sauvegarde sera Daniel Movius.
Instrument taillé par le hasard ou la manipulation : c'est de toute façon le destin qui impose Movius dans la course à la révolution. Héros "par hasard", il endosse l'habit du chef séparatiste sans aucune arrière-pensée, la vengeance étant son premier moteur avant que ne s'allume celui, plus puissant, d'une perception intime des besoins de l'espèce humaine. Car n'en doutons pas : dans cette histoire de révolution contre un ordre établi, c'est déjà du salut de l'espèce qu'il est question même si très peu de personnages en prennent conscience avant les toutes dernières pages du roman. Il est remarquable qu'en un temps fictionnel si court le Maître parvienne à faire passer tant d'idées si fascinantes - et qu'il s'octroie qui plus est le luxe, par-dessus le marché, de décrire par touches délicates une pseudo-démocratie sondagière aussi glaçante que vraisemblable, à la lueur des évolutions contemporaines de nos propres sociétés. Le lecteur de ce roman pourra se dire, la dernière page tournée, qu'il n'est pas loin de nous le moment où l'opp remplacera le vote...
Une postface de Gérard Klein vient à point nommé pour nous aider à comprendre pourquoi ce roman, pourtant de toute évidence majeur dans l'oeuvre herbertienne, a pu être ignoré du public pendant plus de cinquante ans. Appelant à lui sa connaissance de la SF américaine contemporaine à l'écriture de High-Opp, y trouvant plus de réminiscences d'autres auteurs que je ne pourrais le faire, l'éditeur d'A&D pointe que les idées de Herbert étaient à l'époque peut-être un peu trop originales pour le lectorat. En peu de mots, le Maître écrivait peut-être pour des lecteurs qui n'étaient pas encore nés : nous avons, quant à nous, la chance de pouvoir lire ce livre en ayant déjà fait l'acquisition des réflexes intellectuels nécessaires à son appréciation. Il est surprenant, à ce titre, que la résurgence de High-Opp soit intervenue à une époque où chacun peut percevoir la pertinence de son avertissement : signant ici l'un de ses romans les plus inquiétants, et qui enfonce au passage avec cinquante ans d'avance les dystopies contemporaines, Frank Herbert nous révèle à nouveau son talent de visionnaire. Merci.
Commentaires