Une interview du XXXIème siècle : Hervé de La Haye
Lors des dernières Utopiales de Nantes, j'ai eu le plaisir d'assister à deux événements liés à la série d'animation Ulysse 31 qui, après tant d'années, reste encore pour moi une référence de mon imaginaire personnel. Ces deux événements - une interrogation surprise autour des machines de la série, ainsi que la diffusion sur grand écran du pilote de la série - étaient présentés par Hervé de La Haye. A mon retour à Lyon, et quelques mails échangés avec lui plus tard, nous tombions d'accord sur le principe d'une interview par e-mail : quelques semaines plus tard, il est donc temps de partir en voyage, non pas à travers les glaces galactiques mais à travers le jeu des questions et des réponses...
Anudar : Bonjour, et merci d'avoir accepté de répondre à mes questions dans le cadre de vos recherches autour de la série de dessins animés Ulysse 31. Vous disposez d'un blog où vous dites être chercheur indépendant en dessins animés : pourquoi Ulysse 31 plutôt que Jayce et les conquérants de la lumière, par exemple ? Est-ce lié au fait que Ulysse 31 tente une réinterprétation d'un personnage mythique, au sens premier du terme ?
Hervé de La Haye : Par "chercheur indépendant", j'entends surtout que je ne suis pas chercheur au sens universitaire du terme et que j'effectue ce travail de mon propre chef et sur mon temps libre. En 2011, quand je me suis retrouvé pour la première fois à parler dans un colloque universitaire, je me demandais bien comment me présenter. Mon épouse, qui elle est chercheur au sens strict du terme, m'a dit alors : "Quand tu auras fait au moins trois colloques, tu pourras te dire 'chercheur indépendant'." C'est chose faite et je me suis donc emparé de cette étiquette.
J'entretiens un rapport particulier à Ulysse 31 dans la mesure où c'est la première série que j'ai suivie avec une assiduité suffisante pour que cela devienne une préoccupation : je ne voulais pas rater un épisode. J'étais en CE2 et c'est aussi la première série qui soit devenue un sujet de conversation quasi quotidien à l'école avec mes camarades de l'époque, Myriam, Boris, Nicolas, Fabrice, que je n'ai pas oubliés. C'est aussi, je crois, la première fois que j'ai prêté attention au nom des scénaristes dans un générique.
Ce qui continue de m'intéresser dans cette série, c'est la manière dont l'épopée d'Homère est mêlée à la mythologie et à la science-fiction pour créer une aventure totalement nouvelle : ce n'est pas simplement une transposition de l'Odyssée au 31e siècle mais bien un récit neuf, plein de surprises. Le scénario et la réalisation me semblent d'une qualité exceptionnelle, propres à traverser le temps.
Mes recherches ne sont pas exclusivement tournées vers Ulysse : j'ai consacré (et je continue de consacrer) beaucoup de temps, également, aux Mondes engloutis, qui reste à mes yeux la série la plus riche de son époque, au sens où elle contient beaucoup d'aspérités qui rendent son analyse passionnante. Techniquement, c'est un dessin animé plein de défauts mais qui mérite d'être vu par les jeunes générations, au même titre qu'Ulysse 31 ou Les Mystérieuses cités d'or, à mon avis. Parallèlement, je travaille encore sur d'autres séries sur lesquelles je publierai des choses un jour.
Je serai un peu plus sévère à l'égard d'autres dessins animés réalisés à la même époque et qui ont connu un succès comparable, comme Jayce et les conquérants de la lumière, où le lien très fort avec l'industrie du jouet a hypothéqué toute la production ; à l'écran, il ne reste qu'un certain brio technique qui tourne largement à vide.
Dans Ulysse 31, y a-t-il un épisode qui vous semblerait meilleur que les autres car plus abouti ? Lequel et pourquoi ?
Un épisode unique, non : il me semble que plusieurs épisodes se hissent sans peine à un très haut niveau, aussi bien dans leur écriture que dans leur réalisation. Je vais en citer deux : « Le fauteuil de l'oubli » et « Sisyphe ».
« Le fauteuil de l'oubli » me paraît particulièrement remarquable par sa structure à la fois éclatée et refermée sur elle-même : d'abord une séquence comique isolée du reste, puis le surgissement d'un danger, puis une pause pour énoncer la morale de l'épisode, puis toute une série d'obstacles franchis les un après les autres pour aboutir à un échec et un retour au point de départ. C'est aussi, dans le contenu, un épisode où se mêlent avec beaucoup de bonheur des éléments de science-fiction, des ingrédients fantastiques et des mythes éternels comme celui des parques.
« Sisyphe » réunit les mêmes qualités dans un récit totalement différent puisque cet épisode ne démarre pas à bord de l'Odysseus. Exceptionnellement, le point de vue que nous suivons sera celui d'un nouveau personnage, à la fois tragique et jamais totalement sympathique. La séquence dans laquelle il découvre l'usine souterraine est un moment tout à fait extraordinaire, dont la cruauté ne sera même pas tempérée par une fin heureuse puisque à la fin, Sisyphe n'est même pas sauvé par Ulysse... Cet épisode est également le tout premier que j'aie vu, en novembre 1981 et cela lui confère dans mon esprit une aura particulière.
Au moins un autre épisode me semble largement aussi réussi et mériterait une analyse poussée, c'est « Ulysse rencontre Ulysse » que je considère comme un petit chef-d'oeuvre. J'admire beaucoup aussi « Les Révoltées de Lemnos » et, dans un genre très différent, « La cité de Cortex ».
Si « Ulysse rencontre Ulysse », alors... Télémaque rencontre Télémaque ! |
J'ai moi aussi été séduit, et je le suis toujours, par le mélange étroit entre les influences mythologiques et les influences science-fictives dans Ulysse 31. Certains éléments de la série semblent plus difficiles à interpréter : qui a eu l'idée d'introduire les personnages Zotriens présents dès le pilote ? Comment les interpréter ?
Il n'est jamais simple, dans une série, de répondre à une question commençant par "qui a eu l'idée...?", car c'est une oeuvre collective, imaginée ici par deux auteurs, puis discutée, réécrite, modifiée pendant des mois et des mois au contact des producteurs, des réalisateurs, des dessinateurs... Tenter de répondre, c'est toujours tomber dans une sorte de piège. Parfois, il existe une réponse apparemment simple, comme "c'est René Borg qui a imaginé et dessiné Nono le petit robot" mais il faut garder en mémoire le cheminement sinueux qui a pu conduire à cette création (les producteurs japonais qui exigeaient un robot, les scénaristes qui s'y refusaient...) et l'évolution que l'idée initiale a pu subir.
On ne sait pas — je ne sais pas qui a imaginé Zotra et le duo Thémis-Noumaïos. Je crois bien que dans le scénario d'Ashraz, le long-métrage abandonné écrit par Jean Chalopin et Nina Wolmark sur une idée de Chalopin, il y avait déjà une planète nommée Zotra, dans une histoire qui n'avait pas grand chose à voir. La planète évoquée dans Ulysse est donc née d'un long cheminement, elle aussi.
Concernant les personnages de Thémis et de Noumaïos, sans proposer une analyse de ce qu'ils incarnent, j'ai une petite idée de la fonction très précise qu'ils remplissent dans l'intrigue générale. Rappelons qu'à la fin du premier épisode, tous les compagnons d'Ulysse sont figés, principalement pour des raisons d'économie (économie de personnages à animer, économie de scénario). Comment exprimer la cruauté de cette situation, alors que le spectateur n'a pas eu le temps de faire connaissance avec l'équipage ? Ulysse, figure paternelle, incarne le courage et la stabilité, ce n'est pas lui qui va aller verser une larme sur ses compagnons endormis en début ou fin d'épisode. Cela ne peut pas non plus être Télémaque, qui est sous la protection de son père. Il était donc intéressant d'introduire ce couple de personnage ayant un lien très fort, frère et soeur, et de les séparer exactement comme Ulysse est séparé de ses compagnons. Thémis est donc là, entre autres, pour vivre ce deuil, pour être celle qui va régulièrement se recueillir dans la salle des compagnons, nous rappelle leur sort cruel et exprime sa peine. Bien sûr, elle complète aussi la cellule familiale recomposée qui va vivre cette grande Odyssée : Ulysse, le père, Télémaque, le fils, Thémis, la petite soeur par adoption, Nono, le copain rigolo, et Shyrka, la présence féminine rassurante, qui est leur foyer. La présence d'une petite fille amie de Télémaque compense sans doute un peu l'aspect "série pour garçons" qui caractérise fortement Ulysse 31.
Thémis, petite fille extraterrestre parfois énigmatique : j'adorerais voir en son peuple un croisement entre les Vinéens de Yoko Tsuno et les Elfes de J.R.R. Tolkien... |
Ulysse 31 est une série inspirée de la mythologie grecque. Néanmoins, quelques épisodes semblent s'en détacher, à commencer par « La Planète perdue » que vous avez évoqué lors de votre intervention aux Utopiales de Nantes, mais aussi et par exemple « La cité de Cortex » et surtout « Le Magicien noir ». Comment ces épisodes "bizarres" se sont-ils retrouvés dans la série et quelle place y trouvent-ils, d'après vous ?
Pour comprendre ce que raconte Ulysse 31, il me semble important de bien distinguer les éléments tirés directement de L'Odyssée d'Homère, texte qui appartient au genre littéraire de l'épopée, et ceux qui s'inspirent de la mythologie grecque, parce que ce sont deux fonds distincts. Quand les cyclopes capturent Télémaque et qu'Ulysse vient le libérer en crevant l'oeil du grand cyclope (Polyphème, même s'il n'est pas nommé dans le dessin animé), c'est une transposition de L'Odyssée et Ulysse est Ulysse. Même chose quand il rencontre les sirènes, Circé ou les lotophages ou qu'il descend au royaume des morts.
Quand Ulysse fait face au Sphynx, aide Thésée à affronter le minotaure ou pousse le rocher de Sisyphe, c'est déjà un tout autre schéma : le récit s'élargit, le personnage d'Ulysse n'est plus Ulysse mais l'archétype du héros, et peut même, évidemment, aider le véritable Ulysse à reconquérir son trône.
A partir du moment où l'on est sorti du cadre mythologique, pourquoi s'arrêter ? Nina Wolmark et Jean Chalopin inventent donc des épisodes qui évoquent la mythologie mais sont de pures créations (« Hératos »), et convoquent les mythes modernes qui les inspirent : les morts-vivants, le comte Zaroff, etc. Des thèmes classiques de la science-fiction permettent d'enrichir encore le voyage (l'invasion de plantes maléfiques, la dictature des machines, le voyage dans le temps, etc.). Ulysse est un héros moderne de dessin animé, et la série aurait très bien pu s'appeler Captain Ulysse !
Maintenant, si la question est "pourquoi les scénaristes ne se sont pas limités à la transposition des principaux épisodes de L'Odyssée ?", la réponse est extrêmement terre à terre : parce qu'il fallait écrire 26 histoires indépendantes et que L'Odyssée ne proposait pas assez de matière. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon étude "Ulysse dans l'espace" qui développe cette question (note : se reporter aux références au terme de l'entretien).
Sait-on si les scénaristes avaient un ou des univers de space-opera de référence parmi leurs sources d'inspiration ? Sait-on s'ils avaient d'autres types de références dans les genres de l'imaginaire ?
C'est une question qu'il faudrait leur poser directement. Bien sûr, si Jean Chalopin comme Nina Wolmark n'avaient pas été amateurs de science-fiction, il n'y aurait pas eu Ulysse 31. Je sais aussi que Nina Wolmark est une lectrice fidèle de la revue La Recherche depuis ses débuts en 1970 et que cela a parfois été une source d'inspiration. Les sources directes d'inspiration d'Ulysse 31 sont très nombreuses et la plupart ont été repérées il y a longtemps déjà, elles sont énumérées dans le livret de l'édition DVD Premium parue jadis chez IDP.
Concernant les musiques d'Ulysse 31, vous avez beaucoup contribué au livret de l'édition double-CD intégrale de la BO. Que pouvez-vous nous dire concernant les choix audacieux de la bande-son française de la série ?
La bande-son a été conçue sous la direction de Bernard Deyriès. Quand il est devenu patent que les monteurs japonais n'avaient pas la même conception que lui de l'utilisation de la musique, il a été décidé qu'Ulysse 31 aurait deux bandes sonores : une bande japonaise et une bande française également destinée au reste du monde, celle que nous connaissons.
Cette bande-son est-elle audacieuse ? Si l'on parle de la musique, je n'en suis pas si sûr. Quand on écoute la partition complète produite par les studio Osmond (signée Denny Crockett & Ike Egan), on s'aperçoit qu'elle est très ancrée dans l'air du temps et même déjà un peu datée seventies. Bien différente, c'est vrai, des musiques de dessins animés japonais de l'époque, genre très formaté, mais pas révolutionnaire du tout. Je crois que la principale raison pour laquelle cette musique nous frappe aujourd'hui, c'est qu'elle n'a eu absolument aucune postérité ! Immédiatement après, les productions de la DIC ont été pour la plupart mises en musique par Shuki Levy et ses synthés. La musique japonaise, elle, n'a pas bougé pendant presque quinze ans. Et la musique américaine est restée, elle aussi, ce qu'elle était, jusqu'à ce que Shuki Levy y imprime sa marque.
Tout cela étant dit, c'est une bande-son formidablement efficace et très habilement montée. Bernard Deyriès a eu l'intelligence d'écarter les morceaux musicaux qui étaient excessivement disco ou pop, et a construit des ambiances sonores très sophistiquées où musiques et bruitages se mêlent avec bonheur.
La version japonaise est totalement différente, très avare en musique. Elle a à la fois la qualité et le défaut de laisser beaucoup plus de poids à l'image dans la narration, ce qui pose problème, à mes yeux, pour les séquences pauvrement animées. On peut supposer que c'est moins gênant, bien sûr, pour les spectateurs habitués à consommer les séries japonaises en grande quantité.
Sur votre site, vous recensez les premières diffusions de la série Ulysse 31 : j'ai été saisi par le temps d'antenne que cela peut représenter ! Comment expliquer ce choix éditorial de la part de FR3 ?
La chaîne FR3 était co-producteur d'Ulysse 31, ce qui signifie qu'elle a contribué à financer la production de la série tout en s'engageant à la diffuser. Ce soutien sans faille s'est incarné en la personne d'Hélène Fatou, alors directrice de l'unité des programmes jeunesse à FR3 et en Mireille Chalvon, qui était son bras droit. Elles ont cru en ce projet et l'ont soutenu jusqu'au bout, y compris dans les nombreuses rediffusions que vous évoquez. Plus prosaïquement, pendant de nombreuses années, rediffuser quelques épisodes d'Ulysse (pendant les fêtes, pendant l'été...) c'était s'assurer d'excellentes audiences !
Je garde un souvenir piquant de l'interruption de la diffusion d'Ulysse 31 au profit de L'Inspecteur Gadget. Sait-on ce qui a motivé ce choix pour le moins frustrant pour le jeune public des fans ?
Je n'en ai aucune idée, mais je ne crois pas qu'il faille y voir une déprogrammation. Inspecteur Gadget, comme Ulysse 31, était un dessin animé de la DIC co-produit par FR3. Que le lancement de cette nouvelle série ait coïncidé avec le démarrage des grilles de rentrée scolaire à l'automne 1983, rien de plus classique, c'était certainement décidé de longue date.
A mon humble avis, la rediffusion d'Ulysse 31 pendant l'été était donc décidée et assumée comme partielle, pour faire le pont jusqu'à la grille de rentrée. Fin mars 1983, en effet, la diffusion d'Il était une fois... l'espace se termine et laisse place à une rediffusion des Aventures de Tintin, que FR3 a programmé en hommage à Hergé, récemment disparu. Mais il n'y a pas assez d'épisodes pour courir jusqu'à la fin de l'été... Ulysse 31 vient donc combler ce vide pour le plus grand bonheur de tous. Peut-être aussi que la rediffusion d'Ulysse était initialement prévue pour démarrer en avril et que la mort d'Hergé a bouleversé ce calendrier.
D'un point de vue technique, comment se passait la collaboration entre l'équipe française et l'équipe japonaise à une époque où l'Internet était encore dans les limbes ?
Il n'y a pas de secret, à l'époque, le meilleur moyen de communiquer, c'était encore de prendre l'avion. Il y avait une équipe qui travaillait en France à la création et à l'écriture (scénario, recherches graphiques) et au Japon, les équipes de TMS récupéraient tout cela, et fabriquaient les épisodes sous la direction de Bernard Deyriès, principal intermédiaire entre ces deux pôles géographiques. Mais l'équipe française ne pouvait pas voir l'état d'avancement de l'animation sans se rendre au Japon. Les dessinateurs Philippe Adamov et François Allot, pour autant que je sache, travaillaient principalement à l'aveugle, c'est-à-dire sans savoir de quelle manière leurs dessins seraient (ou pas) transformés par les dessinateurs japonais.
La série a-t-elle rencontré un succès équivalent au Japon ? Est-elle encore connue et appréciée de nos jours ?
Non, pour autant que je sache, Ulysse 31 n'a jamais connu le succès au Japon et je pense que la série y est totalement inconnue du grand public. Elle n'est d'ailleurs jamais sortie en DVD dans ce pays.
Merci pour le temps que vous avez bien voulu accorder à un fan pour des questions qui le taraudent parfois depuis l'enfance ! Et à bientôt, qui sait, au XXXIème siècle ou ailleurs…
Références :
- Ulysse dans l'espace : Recomposition des mythes grecs dans Ulysse 31, dans L'Antiquité dans l'imaginaire contemporain - Fantasy, science-fiction, fantastique, sous la direction de Mélanie Bost-Fievet et Sandra Provini, Classiques Garnier, 2014.
Juillet 2015
Octobre 2016
La photographie qui ouvre cette interview est sous copyright de Hervé de La Haye.
Les trois images fixes d'illustration proviennent de la série Ulysse 31 et sont sous copyright de leurs ayant-droits. Elles sont utilisées ici dans le cadre d'une citation ponctuelle.
La photographie qui ouvre cette interview est sous copyright de Hervé de La Haye.
Les trois images fixes d'illustration proviennent de la série Ulysse 31 et sont sous copyright de leurs ayant-droits. Elles sont utilisées ici dans le cadre d'une citation ponctuelle.
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