Le temps de l'évolution
Patrice Lajoye, Jean-Sébastien Steyer, Perig Pitrou, Sylvain Chambon, Matt Suddain et Claude Ecken. |
Le titre de cette conférence, la deuxième à laquelle je me suis rendu aux Utopiales 2017, m'a fait de l'oeil dès que j'ai pris connaissance du programme de cette journée : l'évolution et les échelles de temps concernées me fascinent, en tant que biologiste mais aussi en tant qu'amateur de SF. Ici, les intervenants témoignaient d'une interdisciplinarité de bon augure : outre Claude Ecken - le modérateur - et Matt Suddain - auteur néo-zélandais - se trouvaient ici plusieurs chercheurs touchant à des champs aussi variés que l'anthropologie et la génétique moléculaire de l'évolution. Le spectacle s'annonçait prometteur : nous n'avons pas été déçus.
- Darwin a-t-il inventé la notion de temps long qui est celui de l'évolution des espèces ?Perig Pitrou rappelle d'emblée que la datation des temps longs peut se révéler complexe en géologie : plus l'on travaille sur des époques éloignées, plus les imprécisions deviennent importantes. Si la notion d'évolution des espèces n'existe pas avant Darwin - Lamarck parlait de transformisme et non d'évolutionnisme - en revanche, Jean-Sébastien Steyer signale que toutes les sociétés humaines ont cherché à écrire des théories de la vie, non scientifiques mais destinées à expliquer - en lien avec d'anciens mythes - la diversité des êtres vivants : c'est par exemple le cas du Popol Vuh des Mayas, où la succession des différentes humanités correspond à un jeu d'essai et d'erreurs. Il n'y a en réalité que très peu de sociétés qui croient que le monde est incréé ainsi qu'indestructible, d'après Patrice Lajoye : d'une certaine façon, c'est comme si les sociétés anciennes avaient perçu la nécessité d'inscrire la possibilité du changement dans le temps long. Perig Pitrou précise que l'on a souvent considéré l'évolution comme graduelle ou comme possédant une finalité (l'être humain) : de nos jours, on la considère comme arborescente et même buissonnante, ce qui en explicite le caractère non graduel et non finaliste, qui s'exprime dans son temps long.En conclusion de ce premier temps du débat, il s'avère que la notion de temps long bien que déjà envisagée par les anciens n'était pas encore perçue dans la dimension qui est celle de l'évolution des espèces. Une dernière intervention de Jean-Sébastien Steyer, au sujet de l'évolution influencée par l'être humain de certaines espèces par le jeu de la sélection artificielle - que l'on appelle parfois les biotechnologies archaïques - a permis à Claude Ecken de réaliser une transition vers le deuxième temps du débat.
- Que penser de l'évolution liée à l'action de l'être humain ?La question est elle aussi pertinente : le temps de l'action humaine est, à l'échelle de la Terre, un temps des plus courts alors que celui de l'évolution est au contraire long voire très long. Dans ces conditions, comment l'être humain peut-il influencer l'évolution ?
Sylvain Chambon ouvre cette partie de la conférence par une remarque en forme de provocation : le maïs, à l'origine une herbe d'Amérique centrale, a conquis une quantité considérable de terrain depuis quelques milliers d'années... par l'intermédiaire de l'agriculture ! Comme le résume Matt Suddain, on peut parler d'une évolution symbiotique entre le maïs et l'être humain, entre la plante et son cultivateur. Le phénomène est plus fréquent qu'on ne l'imagine, comme le rappelle Jean-Sébastien Steyer à travers l'exemple du microbiote humain : l'ensemble des cellules bactériennes de la faune intestinale représente environ un kilogramme de matière organique chez l'être humain... et compte environ dix fois plus de cellules qu'il n'y en a dans un individu entier. De la même façon, il n'est pas possible de dire au fond qui a domestiqué qui, de l'être humain ou du chien, rappelle Sylvain Chambon : le phénomène s'apparente en réalité plus à une co-évolution cette fois-ci sociale qu'à une simple domestication. C'est en fin de compte, d'après Jean-Sébastien Steyer, toute la dichotomie nature/culture qui doit être réévaluée. On doit même intégrer à l'équation maintenant la co-évolution de l'être humain, des organismes domestiqués qu'ils soient animaux et végétaux... mais aussi celle des artefacts, ce qui témoigne d'un nombre élevé de formes de couplage évolutif.
Perig Pitrou, en expliquant comment le modèle de l'évolution a été revu pour dessiner ce que l'on appelle maintenant le "buisson du vivant", signale que les co-évolutions se sont faites - et se font encore - aussi par l'intermédiaire de transferts horizontaux de gènes, ce qui a permis de concevoir de nouveaux outils d'analyse moléculaire. Ces outils, signale Patrice Lajoye, sont maintenant utilisés pour étudier les mythologies : on construit un corpus de récits pour en analyser les ressemblance, en faire une cartographie... et déterminer des parentés, ce qui permet de faire de l'histoire culturelle à très long terme, ce qui éveille chez Sylvain Chambon une remarque nouvelle : au fond, dans la mesure où un gène est une information transmise et qui encode un trait, on pourrait y inclure aussi les traits culturels ! Cette remarque amène Jean-Sébastien Steyer à questionner le montage entre le biologique et le social : peut-on parler d'évolution des faits sociaux et culturels ? Ceci amène à la notion d'Anthropocène, cette période des temps géologiques marqués par l'être humain en tant que force capable de transformer l'environnement : selon certains auteurs, l'Anthropocène commence dès l'invention de l'agriculture.
L'évocation de l'Anthropocène permet à Claude Ecken de réaliser une transition nouvelle vers la dernière partie de la conférence. - Evolution et extinctions de masse.Perig Pitrou rappelle d'emblée que l'on parle, à l'époque actuelle, de "sixième extinction" de masse, qu'il convient donc de comparer à celle du Permien-Trias qui a vu la disparition de 90 % des espèces présentes sur Terre à l'époque : cette sixième extinction est liée à l'action humaine. Patrice Lajoye intervient alors pour rappeler que toute indésirable qu'elle est, cette grande extinction a commencé avant l'ère industrielle : ainsi, l'Europe d'il y a un million et demi d'années se caractérise par l'existence d'une faune de grands mammifères qui commencent à se raréfier il y a environ huit cent mille ans : si la question de l'influence humaine sur la quasi disparition de la mégafaune quaternaire est posée, on ne peut en tout cas pas l'attribuer aux seuls comportements sociaux de l'être humain moderne !
Matt Suddain signalant que la catastrophe peut s'interpréter comme l'état naturel de la planète et de son système écologique, Jean-Sébastien Steyer pose alors la question de la possibilité d'une remédiation par l'être humain. Il évoque alors un projet de design dont l'artiste - Alexandra Daisy Ginsburg - dessine des êtres vivants artificiels, conçus pour être stériles et occuper un rôle écologique dans un scénario défini. Patrice Lajoye et Matt Suddain rappellent alors que cela correspond à des projets réels : on a eu l'occasion de créer des mouches et des moustiques mâles stériles, destinés à faire s'éteindre une espèce considérée comme gênante ou par exemple vecteur d'une maladie telle que la malaria. Perig Pitrou explique alors que la SF et la biologie spéculative s'approprient ces réflexions comme elles l'ont toujours fait : de la même façon que Stefan Wul évoquait l'évolution plutôt en termes lamarckiens, de nos jours des auteurs tels que Baxter, Ecken et Genefort ont intégré l'aspect buissonnant évoqué plus haut.
Claude Ecken pose alors une dernière question : peut-on accélérer l'évolution ? Pour Sylvain Chambon, l'environnement humain est lui-même changeant, comme l'ont bien compris des auteurs tels que Charles Stross dans son roman Accelerando. Au travers de l'intervention humaine, on finit par tant modifier l'espèce initiale que ses descendants peuvent ne plus être identifiables. Ce qui soulève alors le problème posé par le monstrueux, d'après Jean-Sébastien Steyer : au Moyen-Âge, on considérait que la nature ne pouvait pas faire d'erreur, et par conséquent les monstres ne pouvaient pas exister. En réalité, on a compris depuis que le "ratage" fait partie lui-même de l'évolution, comme le signale Matt Suddain qui rappelle que l'évolution ne tend vers aucun objectif. Perig Pitrou mentionne que le langage induit pourtant l'esprit en erreur : on dit, à tort, que "la nature est bien faite" et l'on résume parfois l'évolution comme une augmentation perpétuelle de la complexité ! En fin de compte, c'est bel et bien le schéma rassurant de l'être humain comme but de l'évolution qui doit être oublié : comme le font remarquer Jean-Sébastien Steyer et Claude Ecken, l'évolution n'est jamais que du bricolage, et l'intelligence elle-même peut s'avérer inutile ou plus tout à fait nécessaire comme c'est le cas dans le roman Evolution de Baxter.
Comme on pouvait le penser, la conférence a été d'un extrême intérêt, les intervenants parvenant à se répondre avec pertinence en associant leurs spécialités à leur argumentation, sans jamais oublier la SF. Claude Ecken s'est montré par ailleurs excellent modérateur en organisant avec soin les échanges de ses intervenants, posant tour à tour des questions qui leur ont permis d'éclairer le thème avec originalité : de loin, il s'agit d'une des meilleures qu'il m'ait été donné de voir aux Utopiales... Bravo !
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