Le Tribut

Le Tribut est une BD dont l'histoire de la publication est originale : d'autres que moi expliqueraient bien mieux comment, prévue pour paraître en trois tomes, elle a subi diverses vicissitudes ayant interdit aux lecteurs jusqu'à une époque assez proche d'en connaître la fin. Par chance, un éditeur courageux - Cornélius pour ne pas le citer - a repris le flambeau et a convaincu les auteurs, Rochette et Legrand, de produire un épilogue inédit pour conclure leur oeuvre dans le cadre d'une belle édition intégrale. M'étant offert ce bel album à la librairie des Utopiales 2017 puis l'ayant lu, me voici tout prêt à en faire la chronique...
Résumé : 
Deux-Lunes est une planète lointaine, abritant une faune et une flore très hostiles à la vie humaine. Pourtant, des soldats y sont embourbés : la démocratie terrienne, qui est en train de perdre la guerre que lui livrent les "Autres", espère y découvrir une forme d'énergie nouvelle à même de renverser le sort. Juan est l'un de ces soldats : vétéran de la guerre civile de laquelle il conserve une cicatrice atroce qui lui barre le visage, il commence à ne plus supporter la mission incompréhensible que les chefs terriens lui ont confiée. Il ne le sait pas encore, mais les savants qui dirigent l'expédition sur Deux-Lunes désirent capturer l'un de ses "Habitants" hypothétiques : or Juan est le seul qui ait vu peut-être l'une de ces créatures insaisissables... Il est loin de se douter que les leaders humains, poussés par la guerre aux réflexes les plus ignobles, s'apprêtent à commettre un crime terrifiant. La connexion étrange qu'il semble partager avec Yul, cet "Habitant" qu'il a croisé par hasard, pourra-t-elle survivre au plan monstrueux des savants terriens ?
Le Tribut, c'est d'abord un trait surprenant, qui tend parfois vers l'esthétique des comics, et à d'autres moments vers la ligne claire. C'est aussi une utilisation remarquable de la couleur - surtout dans le premier épisode - qui distille une véritable impression d'étrangeté : on partage bien volontiers le sentiment d'oppression des bidasses qui, engoncés dans leurs combinaisons environnementales, doivent subir les assauts d'une biosphère monstrueuse contre laquelle certains réflexes défensifs les plus évidents peuvent équivaloir à la signature de son propre arrêt de mort. Sur Deux-Lunes, la couleur du jour est uniforme et change au fil des éclipses. Environnement incompréhensible, météo illisible et mécanique céleste capricieuse : tout se ligue ici contre l'être humain pour qui le recours au BMC androïde, lors des mises à l'abri entre les murs de la base polaire, n'est qu'un bien peu suffisant dérivatif. 

C'est que les membres de l'expédition perçoivent bien, au fond, l'absurdité de cette mission qui leur a été confiée. Alors que la vraie guerre - celle qui décidera du sort de la Terre et de l'espèce humaine - se joue partout ailleurs dans la galaxie, voilà que le gouvernement les envoie faire un safari extraterrestre bien loin du lieu de l'action. Hormis les scientifiques de la base qui, eux, savent au juste ce que désire le pouvoir terrien, les bidasses doivent composer avec des ordres et une cause qui les dépassent : beau portrait de la guerre du Vietnam, les snipers Vietcong en moins - ou pas. Le Tribut adopte assez vite la forme qui le caractérise le mieux : celle d'une fable sur l'absurdité de certains engagements militaires, sur la vacuité totale de certains gouvernements et sur l'incompétence crasse de certains administrateurs,  et voilà que cette histoire trouve des résonances évidentes avec celle que nous vivons en ce moment...

Avec la deuxième partie de cette BD en forme de roman graphique, alors que l'intrigue s'échappe enfin de Deux-Lunes à présent dévastée, la sale guerre où se débattent les personnages prend une dimension nouvelle. Dans ce conflit truqué, l'ennemi n'est pas toujours extraterrestre, et l'allié n'a pas toujours forme humaine : ce qui doit les distinguer sera plutôt leurs actes, certains extraterrestres pouvant se révéler plus humains que certains êtres humains. Au fond, c'est l'extraterrestre - la plus parfaite figure d'altérité - qui montre comment accéder à l'humanité. Quand aux autres, ceux qui préfèrent se confiner dans les vieilles habitudes - celles de la cruauté la plus médiocre et la plus lâche - que font-ils sinon se retrancher de toute communauté ? Aux planches monochromes du premier épisode succèdent alors des planches aux couleurs plus variées, explicitant la leçon : dans le parcours initiatique de Juan, l'accession à l'humanité se fera par étapes... Il est heureux que les auteurs du Tribut aient pu terminer leur travail : enfin complète, cette oeuvre mérite bien de trouver une place au sein de la constellation de la SF en BD : celle d'une étoile double à l'éclat changeant !

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