Quelle géopolitique dans la BD d'anticipation ?
De gauche à droite : Alain Musset (géographe à l'EHESS, Denis Bajram (auteur de BD), Audrey Alwett (auteur de BD) et Lloyd Chery. |
Pour ma première conférence de ces Utopiales 2017, j'avais choisi un sujet des plus alléchants grâce à ce titre évocateur ! La conférence elle-même fut d'un niveau et d'un intérêt tout à fait excellents comme je vais tenter d'en rendre compte.
- La géopolitique : un ensemble de relations entre entités différentes.
La géopolitique d'anticipation peut s'intéresser aux relations des Etats entre eux, mais aussi des Etats et des firmes transnationales, voire entre individus. Denis Bajram, quand il commence à écrire à la fin des années 90 ce qui deviendra Universal War, perçoit l'influence grandissante que les multinationales obtiennent dans la sphère politique. Universal War est l'histoire d'un monde futur où ce qu'il reste des anciens Etats, consolidés au sein d'une Fédération investie de quelques fonctions régaliennes, s'oppose aux puissances privées qui détiennent ce qui ne relève pas de la sphère publique. L'axe d'opposition public/privé lui semble un marqueur puissant de la géopolitique future. Alain Musset appuie cette interprétation en signalant que le curseur, de plus en plus, est en effet en train de se déplacer vers le pouvoir des firmes privées à travers les transformations d'un monde financiarisé.
Audrey Alwett quant à elle, qui se présente volontiers comme plus optimiste que les deux autres intervenants, questionne plutôt les relations entre individus et en particulier la place de la femme dans l'anticipation géopolitique. Bien que son oeuvre se déroule dans un univers steampunk victorien, elle prend soin de donner un caractère contemporain aux relations humaines qui s'y déroulent - ce qui implique par exemple de ne pas représenter à l'arrière plan que des hommes blancs. Elle rappelle ainsi que la géopolitique démarre au niveau des interactions entre individus : les enjeux de pouvoir qui s'exercent entre Etats (ou firmes privées !) peuvent aussi exister entre individus : Alain Musset intervient alors pour signaler que les esclaves noirs, aux Etats-Unis, portaient un prénom mais devaient porter aussi le nom de leur maître, tout comme les amérindiens en Amérique latine devaient porter celui du propriétaire des terres où ils vivaient. La géopolitique, si elle est appelée à se jouer à l'avenir le long de l'axe public/privé, se jouera aussi le long d'un axe orthogonal au premier : celui où l'on décrit la place de l'individu et de son identité.
- L'anticipation politique, marquée par son époque, et capable de la marquer en retour.
L'une des scènes d'Universal War montre la destruction totale de la ville de New York. Par un hasard étonnant, il se trouve que la publication de cette scène a eu lieu peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001 : le choc des images réelles avec les scènes dessinées a incité l'auteur à se poser quelques questions. A l'époque où il avait commencé son travail autour d'Universal War, le monde était bien différent de ce qu'il est de nos jours : il s'agissait du monde post-chute du mur, où l'on pensait que l'on allait assister peu à peu à la fin des guerres entre Etats. De nos jours, la problématique terroriste a pris une position beaucoup plus importante que ce que l'on aurait pu imaginer à l'époque. Les oppositions contemporaines étaient pourtant déjà en germe avant le 11 septembre 2001 : riches/pauvres, violence/sécurité, production/destruction étaient d'ores et déjà des marqueurs dichotomiques puissants de la géopolitique. Ces constats peuvent conduire à l'auteur à se demander ce qu'il fait, ou ce qu'il doit faire, compte-tenu de l'empreinte que l'oeuvre peut avoir sur l'intellect du lecteur ou du spectateur : avec raison, Denis Bajram a fait remarquer que la destruction du World Trade Center correspondait à des scènes déjà évoquées dans les films d'action contemporains !
Ce questionnement est aussi celui d'Audrey Alwett qui, lorsqu'elle écrit, se demande en priorité ce qu'elle veut faire passer à son lecteur, posant ainsi la question de l'impact de la SF. D'après Alain Musset, cet impact est souhaitable car bien plus fort que celui des sciences sociales quand il s'agit d'envisager le futur : ceci requiert en effet parfois de raisonner d'une façon inattendue, par exemple en acceptant le fait que certaines communautés humaines voudront privilégier ce qui peut apparaître comme des dépenses somptuaires en lieu et place d'aménagements destinés à satisfaire les exigences du confort moderne - voire les besoins physiologiques les plus incontournables. - L'anticipation géopolitique : des leçons pour l'avenir ?La BD d'anticipation ne se contente pas de donner des clés d'interprétation géopolitique : elle peut aussi, d'après les intervenants, contribuer d'une certaine façon à enseigner le futur et à prévenir quand aux dangers qui peuvent s'y trouver. Situant le champ dont il est question ici dans un contexte plus vaste, celui de l'anticipation en général, Denis Bajram rappelle que des films tels que le premier La Planète des Singes ont contribué à éveiller les consciences au sujet du danger spécifique de la guerre nucléaire. Pour Alain Musset, l'impact de la SF est parfois, ici aussi, supérieur à celui de la sociologie : c'est la première qui démontre le mieux le processus de destruction capitaliste et le rend donc le plus intelligible. Audrey Alwett partage elle aussi cette idée : pour elle, il arrive parfois que la SF fasse irruption dans la réalité, comme par exemple lorsque le personnage du livre La Servante écarlate est adopté comme symbole dans la lutte contre le recul des droits des femmes.
Pourtant, les intervenants reconnaissent que le rôle de la SF ne doit pas être surestimé : les situations qui sont dénoncées par l'anticipation, de nos jours, l'étaient déjà depuis plusieurs décennies par des oeuvres plus anciennes. Ce qui caractérise en fait notre époque est peut-être le fait qu'étant maintenant en mesure de se poser les bonnes questions, les gens peuvent choisir leurs combats en toute connaissance de cause.
D'une haute qualité, ne se limitant pas à la seule BD d'anticipation, cette conférence méritait bel et bien que je m'y intéresse. On remerciera donc les intervenants pour leurs regards originaux et intéressants sur une question dont la pertinence, dans le désordre mondial actuel, ne peut être remise en cause...
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