Les jeux de Némésis
Le grand cycle de space-opera de James S. A. Corey - auteur bicéphale - fait l'actualité ces derniers temps ! Il faut dire qu'à travers son adaptation en série télévisée, cet univers est devenu plus familier au grand public. Plusieurs mois après un dernier volume que j'avais trouvé à la réflexion un peu décevant, le moment est venu de voir si les auteurs ont trouvé le moyen de sortir leur création de l'ornière où je la voyais s'embourber...
Résumé :
Le Rossinante a souffert lors de sa dernière mission : le séjour dans les cales sèches de la station Tycho sera coûteux, et les membres de l'équipage se voient réduits à l'inaction pour une longue période. Sauf que... Amos apprend qu'une de ses connaissances vient de mourir sur Terre, et décide alors d'aller faire un tour sur place pour vérifier que cette mort était bien naturelle ; Alex est saisi d'une étrange nostalgie et se rend sur Mars histoire de reprendre contact avec son ex-épouse ; et Naomi elle-même quitte Jim pour régler une très vieille affaire dont elle refuse d'expliquer le premier mot. Confronté à la dispersion de son équipage, Jim Holden pourrait se laisser aller à la dépression - mais les circonstances ne vont pas lui en laisser l'opportunité. Un nouvel ennemi est sur le point de se révéler au système solaire, un ennemi qui avance masqué, un ennemi capable des crimes les plus abominables pour faire avancer sa cause... Alors que certains vaisseaux de colons disparaissent après avoir passé l'Anneau qui conduit vers les nouveaux mondes, la plus grande menace qui pèse sur les familles irréconciliables du système solaire serait-elle humaine ?
Le schéma de plusieurs volumes précédents m'avait semblé répétitif, à la longue : des faits inquiétants mettent Holden sur la trace d'un affreux complot, un ennemi agit dans l'ombre en essayant de mettre la main sur quelque artefact protomoléculaire, le Rossinante est missionné par les autorités de la Terre/de Mars/de l'APE pour tirer les choses au clair, il y a de la baston, la protomolécule se révèle bien peu inerte, chacun craint pour sa vie, Avasarala émet des jurons hauts en couleur, quelques-uns des nouveaux personnages meurent, d'autres accèdent au statut de personnages secondaires voire récurrents, et à la fin les quatre du Rossi rentrent au bercail. Six cents pages plus tard, il est temps de reprendre une activité normale et d'attendre le prochain épisode... La chose était d'autant plus sensible dans Les feux de Cibola qui, sous certains aspects, ressemblait à un calque à peine altéré du volume précédent, La porte d'Abaddon. Force est de constater qu' en toute conscience ou non les auteurs ont pris la peine de renouveler d'une façon décisive leur schéma en recourant à une astuce narrative : en séparant les personnages, et en reléguant pour de longs mois le Rossinante dans un chantier spatial, ils s'obligent eux-mêmes à se confronter à d'autres circuits d'intrigue. Ainsi, les quatre personnages capitaux que sont Amos, Alex, Naomi et Jim vont-ils travailler chacun sur l'un des aspects du nouveau problème qui se pose à l'espèce humaine, et à grande distance les uns des autres, c'est-à-dire sans pouvoir se concerter. Dans cette configuration, la dépression rôde lorsque ce ne sont pas les démons du passé : les personnages de l'équipage du Rossi vont se révéler à travers leur part d'ombre mais aussi un peu plus dans leur humanité...
En effet, The Expanse est à sa façon une oeuvre humaniste. Les trois factions croisées depuis le départ - les Nations Unies de la Terre, décrites comme décadentes ; la République martienne, à la philosophie politique militariste ; l'Alliance des Planètes Extérieures, assemblage hétéroclite de prolétaires, de bricoleurs et d'anarchistes - étaient depuis un bout de temps à couteaux tirés si bien que le lecteur, même avec toute la mauvaise volonté du monde, finissait par prendre parti - et le fléchage pas toujours innocent vers l'APE faisait que les damnés de l'espace (les Ceinturiens) avaient une bonne chance de remporter les suffrages. Le cinquième tome est là aussi l'occasion pour les auteurs de bousculer leur schéma général - et leurs lecteurs au passage - en donnant à voir un autre aspect du tiers-état spatial, quand un leader charismatique (ou pas) excite les rancœurs de la Ceinture au point que ses sbires fanatisés en recourent au terrorisme le plus ignoble. Enfin, la nuance de gris devient sensible : tous les Ceinturiens ne sont pas gentils, et les victimes du système sont des victimes en devenir pour les tribuns qui prétendent vouloir défendre leurs intérêts. En ce sens, l'effort des auteurs pour que leur univers se fasse moins prévisible lui donne une teinte humaniste plus prononcée ; plus que jamais, l'espace est rempli de dangers dont certains sont intrinsèques - la mort par dépressurisation se trouve toujours de l'autre côté de la porte du sas - et d'autres extrinsèques, parce que c'est l'être humain qui les apporte avec lui : ce sont nuls autres que ressentiment, vieux comptes à régler, mégalomanie et... jeu des trônes !
Autre bonne surprise de ce roman, la composante extraterrestre du cycle s'en trouve presque tout à fait absente. L'univers de The Expanse est en grande partie défini par la présence ectopique, dans le système solaire, d'artefacts moléculaires abandonnés par une intelligence extraterrestre inconnue deux milliards d'années plus tôt. Cette protomolécule - comme l'appellent les personnages de l'histoire - constitue un mystère à plusieurs niveaux : où sont partis ses mystérieux créateurs ? Auraient-ils été d'une façon ou d'une autre confrontés à un ennemi encore plus puissant qu'eux ? Au-delà des frontières du système solaire, l'univers est encore plus dangereux et il n'est peut-être pas prudent de passer l'Anneau... Toutefois, les auteurs prennent soin de ne pas en dire trop : cet épisode est de toute évidence consacré à la construction d'une situation inextricable pour les civilisations humaines, les forçant à évoluer avant - peut-être - de se trouver confrontées à une menace extraterrestre plus impérieuse encore. Comme la quatrième de couverture l'annonce, Les jeux de Némésis apparaît comme un volume charnière de The Expanse : désormais, les choses sérieuses vont commencer...
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