After Atlas

Dans le cadre du Prix des Blogueurs 2018, la révélation de la shortlist m'a permis de savoir qu'il me restait un titre à rattraper... Il s'agissait d'After Atlas, un roman d'Emma Newman qui fait suite autonome à Planetfall - ce qui tombe bien, puisque je n'ai pas lu ce titre-là.
Résumé : 
Carl vit dans un futur pas trop lointain, où la démocratie a vécu et où les gouvernements supranationaux sont désormais incarnés dans les gov-corps. L'accès à la nourriture et à l'eau sont inscrits dans la charte des droits humains fondamentaux, mais l'esclavage a fait un retour insidieux par l'intermédiaire du droit du contrat, renforcé par la quasi-omniprésence des implants informatiques et de l'Internet mobile... Carl est un repêché du village planétaire : il a passé son enfance dans une secte opposée à la technologie, a traversé un océan puis a échoué dans le district anglais de la Norope où il est maintenant au service du ministère de la justice, et mène une vie presque marginale où très peu de plaisirs viennent agrémenter sa route vers la retraite et la liberté. Aussi, lorsque sa supérieure le mobilise pour enquêter sur une mort suspecte, il est loin de se douter qu'il pourrait bien y perdre tout le peu qu'il croit posséder. Pourtant, peut-il s'attendre à autre chose qu'à un torrent de boue alors que le cadavre n'est autre que celui du gourou de la secte du Cercle à laquelle il appartenait jadis... un cadavre que l'on a retrouvé démembré dans une chambre d'un hôtel hors de prix ?
La dernière page de ce livre tournée, bien des éléments qui s'y trouvaient m'ont fait penser au Cycle de Cat le Psion de Joan D. Vinge : un futur où l'Etat se voit réduit à portion congrue face au pouvoir des corporations, une société où les extensions informatiques et un réseau tentaculaire sont devenus presque indispensables à la vie quotidienne, un personnage principal écorché vif mais seul à même de résoudre une intrigue à plusieurs niveaux... After Atlas est tout ceci, dans un format plus condensé que celui de Cat le Psion : il partage par ailleurs avec celui-ci la propriété de pouvoir être lu sans s'être penché sur son prédécesseur bien que, de temps en temps, lui soient faites certaines allusions. Je saluerai ici le talent de l'auteure qui, tout en réutilisant son propre univers, a su le faire avec assez d'intelligence pour que cette séquelle ne soit pas un simple second tome. Par ailleurs, et malgré les allusions nombreuses au contexte orienté de toute évidence vers le space-opera de Planetfall, After Atlas met en avant une dimension bien plus restreinte pour ne pas dire claustrophobique : celle d'une planète, ou plutôt celle d'une petite partie de celle-ci - en l'occurrence un coin de cette campagne anglaise qui ne change pas au fil des siècles, quelque part au fond du Devon - et même en un lieu bien spécifié, sous la forme d'un hôtel anachronique destiné à une clientèle d'ultra-riches. En arrière-plan couve une incertitude plus ou moins menaçante, à savoir l'ouverture prévue d'une capsule contenant des secrets n'ayant sans doute pas de prix - mais qu'est-ce qui peut ne pas avoir de prix dans un monde où tout peut se vendre et s'acheter ?

After Atlas offre une réponse originale à cette question : dans ce monde, les droits fondamentaux sont respectés à la lettre - mais cela ne veut pas dire que ces droits possèdent le sens qu'on leur donne de nos jours. Ainsi, la nourriture est accessible à tous, à condition de se contenter d'aliments artificiels imprimés à domicile : derrière la variété immense de plats disponibles, se trouvent des tuyaux remplis de solutions nutritives de base produites en usine... D'une façon plus insidieuse, le travail lui-même ne ressemble pas au processus qui nous est familier : les travailleurs sous contrat peuvent engager certaines dépenses qui sont prises en charge par leur employeur... en contrepartie d'une prolongation de leur contrat ! Le travail n'est donc pas rémunéré, ce qui signifie qu'il est bel et bien gratuit et que les travailleurs sont taillables et corvéables à merci... et s'ils ont des velléités de désobéissance, le risque existe pour eux de voir leur contrat revendu par leur employeur à une autre corporation - laquelle a toutes les chances de se montrer encore plus exigeante. After Atlas décrit donc avec un certain talent une dystopie post-démocratique, post-légale et en réalité post-humaine au sens le plus sombre que cette expression peut prendre. Dans cet univers, les ultra-riches ont gagné la guerre économique et le bouclier protecteur des Etats s'est tout à fait renversé : les droits de l'homme ont cédé la place aux droits fondamentaux, le droit du travail a été oublié au profit du droit du contrat et les lois perdent leur sens puisqu'elles sont sous l'empire des avocats...

Y a-t-il, dans toute cette noirceur, quelque raison d'espérer ? C'est ici que la comparaison avec l'oeuvre de Joan D. Vinge cesse d'être pertinente : là où la grande dame ne cesse jamais d'offrir à son lecteur et à ses personnages des raisons d'espérer - par exemple en leur laissant une échappatoire et un moyen d'améliorer leur situation mais aussi celle de leur société, ici l'auteure d'After Atlas prend au contraire la décision d'enfermer son personnage dans un faisceau d'aspirations contradictoires - lesquelles le conduisent à une catastrophe personnelle ainsi que mondiale. Carl veut bien faire son travail pour être tranquille, et il veut pouvoir bénéficier d'un certain luxe, et il veut être bien noté par ses supérieurs, et il veut pouvoir s'opposer aux puissants qui ne figurent pas dans sa propre hiérarchie... Dans ce monde où les droits sont relatifs - et surtout à géométrie variable - cela fait beaucoup, y compris pour un individu intelligent, et cela finit par tourner mal. De policière, l'intrigue se fait dramatique dans le dernier quart du livre avant de tourner à la tragédie, et même si Carl s'en tire - d'une certaine façon - sa vie telle qu'il la concevait se trouve désormais à tout jamais inaccessible, ce qui est d'ailleurs aussi le cas pour un certain nombre de protagonistes qui se trouvent désormais liés à lui dans cette nouvelle vie qu'il va débuter. L'ensemble en apparaît défaillant pour deux raisons : d'abord, parce que c'est boiteux - la première partie est lente, longue, et prépare bien mal à la conclusion... alors que la deuxième partie élève la tension avec précipitation avant de la résoudre avec fatalité - mais aussi parce que la leçon (si leçon il y a) est bien amère. Je l'ai déjà dit et répété : la SF est une littérature de progrès... mais où se trouve-t-il dans After Atlas ? Est-ce un progrès quand quelques-uns parviennent à sauver leurs meubles alors que la ville toute entière disparaît dans l'incendie ? Est-ce un progrès quand on tire son épingle du jeu au prix d'un reniement de soi-même ?

En refusant d'envisager une issue positive au problème qu'elle a conçu, l'auteure saccage tout le potentiel d'After Atlas et délivre un texte à l'allure de chimère pour ne pas dire de greffe contre-nature... Ce roman aurait pu revisiter avec talent bien des genres de l'imaginaire : au lieu de cela, il cède à la facilité d'un papillonnement confus et achève de se disperser dans les régions hadales de la SF contemporaine - si bien que le seul souvenir que l'on en gardera sera celui d'un inexplicable gâchis...

Commentaires

Le Maki a dit…
"Un inexplicable gachis" : Oh my god !!

Mais non, mais ça va pas...
Anudar a dit…
Et pourtant, c'en est un.
Baroona a dit…
Je ne peux qu'aimer cette philosophie de la SF.
Et donc être d'un coup bien moins tenté par ce livre...
Anudar a dit…
Si tu partages comme moi l'idée selon laquelle la SF se doit d'être de progrès, qu'elle ne doit pas se contenter de pointer les problèmes et d'en lister les conséquences mais qu'elle doit aussi se faire force de proposition, je pense que très clairement ce livre n'est pas pour toi.
Le Maki a dit…
Après, il ne faut pas s’arrêter à la chronique d'Anudar. La blogosphère dit beaucoup de bien de ce roman. Lorhkan, Cédric, Lune, ...
Anudar a dit…
Cela montre que mes goûts ne sont pas typiques, mais pas que mes arguments peuvent être réfutés ;)
Baroona a dit…
@Yogo : Tu noteras que j'ai aussi commenté, plutôt positivement, chez toi et chez les autres, ce qui prouve que je ne m'arrête pas à cette chronique. ;)
Et de toute façon, l'argument du nombre n'a pas valeur de vérité. C'est même bien mieux ainsi : avec des arguments des deux côtés, on a une vision plus juste du livre - ou du moins du ressenti possible concernant ce livre.