Anatèm tome 1
L'arrivée d'Albin Michel Imaginaire (ou AMI) dans le paysage francophone de la littérature SFFF n'a pas manqué d'éveiller mon intérêt : quels titres allaient participer au début de cette nouvelle aventure ? Et en particulier, quel titre d'AMI serait le premier à passer par ce blog ? A la faveur d'un début de buzz j'ai porté mon attention sur le premier tome d'Anatèm, un roman de Neal Stephenson, que l'éditeur d'AMI a bien voulu m'offrir afin que je puisse me faire mon propre avis...
Résumé :
Fraa Erasmas est un avôt, et il vit au sein de la concente Saunt Edhar. A dix-huit ans, il s'apprête à connaître sa première aperte décennale et à retrouver le monde extérieur duquel il a été retiré dix ans plus tôt... De l'autre côté des labyrinthes, se trouvent les autres communautés de la concente, celle des unitariens - dont l'aperte a lieu chaque année - comme celle des centénariens - qui ne s'ouvre au monde qu'une fois par siècle... et sur un piton rocheux de la concente, se trouvent les millénariens dont l'abri n'a jamais été violé, pas même lors des trois Sacs ayant bouleversé la civilisation dans un passé lointain. Pour les avôts, l'ouverture au monde extérieur - même si elle ne doit durer que dix jours - est l'occasion de retrouver leur famille, de recruter de nouveaux membres, et de s'exposer aux évolutions de l'époque... En effet, si les concentes ressemblent à des congrégations religieuses, elles associent entre eux des géomètres d'exception qui - à l'écart du monde - contemplent l'univers dans sa réalité mathématique. La première aperte que connaît Fraa Erasmas annonce toutefois des changements brutaux dans la vie réglée par la Discipline de la concente... L'irruption de deux Inquisiteurs inquiète les hiérarques - mais ce qui intrigue Fraa Erasmas est plutôt la fermeture de l'astrohenge de la concente. Que peut-il y avoir dans le ciel qui inciterait le pouvoir saeculier, qui a toute autorité hors les murs de la concente, à réquisitionner un avôt par l'intermédiaire de la procédure très rare du voco ? Sans le savoir, Fraa Erasmas va - par sa curiosité - s'engager sur un chemin au bout duquel pourrait bien se trouver l'anathyme... à moins que ce ne soit le dangereux privilège d'être appelé à la défense d'Arbre toute entière ?
Arbre est le nom de la planète où vit le sympathique Erasmas. A travers Arbre, le lecteur pensera percevoir (de temps en temps) une Terre des temps futurs (ou pas, comme le suggère un indice géographique tardif), ayant connu dans un passé reculé divers désordres climatiques et sociaux et dont le pire épisode - désigné par l'expression d'"Evénements horrifiques" - a entraîné un remaniement en profondeur du temps sociologique : le calendrier officiel positionne son année zéro à la "Reconstitution" que l'on suppose être celle d'une civilisation organisée. Les gens ont migré vers les pôles, avant au fil des siècles de repeupler des régions redevenues accueillantes au fur et à mesure que le climat se faisait de nouveau plus froid. Tous les mille ans, les apertes millénariennes sont marquées par une "convoxe" qui produit une nouvelle édition du Dictionnaire. Le reste du temps, les avôts limitent leurs interactions avec le monde extérieur, se livrant à la pure contemplation mathématique, éveillant ainsi fantasmes et rumeurs chez leurs voisins qui n'ont accès aux concentes que lors des apertes. Il est possible de se faire avôt, à condition de posséder quelque goût et surtout quelques aptitudes pour l'abstraction. Il est possible, quand on est avôt, de gravir les échelons des différentes communautés au sein d'une concente, puisqu'il s'y trouve des labyrinthes où les esprits les plus fins peuvent trouver le chemin qui conduit à une communauté encore moins souvent ouverte... Il est possible aussi d'en être expulsé par l'anathyme et l'on devient alors un paria, privé de ses attributs d'avôt - et surtout privé de la capacité à échanger avec ses pairs. Car, ne l'oublions jamais : un avôt, c'est avant tout un mathématicien capable d'envisager les théories cosmologiques les plus exotiques sans avoir besoin de recourir à l'assistance d'un ordinateur... et quel sort peut être plus insupportable, pour un scientifique de si haut niveau, que celui d'être retranché de sa communauté de pensée ?
Dans ce premier tome d'Anatèm, l'auteur campe un univers des plus inhabituels. Aux dimensions infinies de l'espace ou du temps que la science-fiction aime le plus souvent explorer, s'oppose en apparence ici l'espace étriqué d'un véritable monastère conçu pour ne jamais changer au fil des millénaires, où la technologie semble obsolète et où le langage vernaculaire est une langue ancienne. Le temps est rythmé par une horloge dont il faut remonter les poids tous les jours, la journée elle-même étant marquée par des hymnes chantés en commun - et où les différentes communautés sont séparées par des écrans opaques. Et pourtant, Neal Stephenson fait ici oeuvre d'une science-fiction étonnante et rare : les machines auxquelles Erasmas se voit confronté sont soit des jouets technologiques tout à fait identifiables par le lecteur une fois décodés les néologismes qui les désignent, ce qui permet de comprendre que ce monde - trente-six siècles après les Evénements horrifiques évoqués plus haut qui ressemblent à ceux qui barrent notre propre futur - n'a guère progressé par rapport au nôtre ; il y a certes eu par le passé de nouvelles inventions dont certaines ont été bannies et dont les seules survivances visibles sont les étonnants attributs des avôts... C'est donc une science-fiction qui, à l'instar de celle à l'oeuvre dans Dune, préfère questionner la capacité humaine à envisager la réalité plutôt que l'action de l'outil sur cette même réalité. Dans Anatèm, la science des avôts n'est pas une science appliquée : il ne s'agit pas de former des techniciens - un tabou pesant même sur ceux d'entre eux que les concentes doivent tolérer par nécessité - mais plutôt des individus capables de transmettre et d'enrichir le savoir au fil des millénaires. Il est difficile ici de ne pas invoquer les mânes de Fondation : si les avôts-géomètres de Stephenson n'ont que peu à voir avec les psychohistoriens d'Asimov, il n'en reste pas moins qu'ils partagent avec eux un goût égoïste pour la contemplation de la réalité par un prisme mathématique ainsi qu'un intérêt méticuleux pour la transmission du savoir. A ceci près que dans Anatèm la Seconde Fondation existe en quelque sorte au vu et au su de tout le monde - et qu'au terme de ce premier volume elle se voit contrainte à se faire agissante au mépris de ses propres lois. L'auteur prend soin en effet de faire éclater peu à peu le cadre si rassurant qu'Erasmas avait connu depuis son entrée dans la concente, et de le jeter enfin dans un voyage picaresque tout à fait imprévu : la chose est en effet nécessaire pour que le jeune avôt confronte la réalité mathématique à celle que les sens peuvent contempler - de telle sorte que de sympathique, le personnage se fera tout à fait attachant.
Il paraissait difficile au premier abord de rendre plaisante une histoire de purs esprits : si les mathématiques sont belles, il faut reconnaître qu'on les associe volontiers aux environnements de pensée austères voire arides. Le tour de force de Neal Stephenson, c'est donc bel et bien de produire un roman de science-fiction mathématique où les personnages se révèlent intrigants, souvent drôles, parfois émus - et ce quelle que soit l'émotion sur le spectre qui va de la colère à l'amour - et en tout cas toujours humains. Malgré le sérieux de son sujet, malgré l'envergure de son schéma et malgré l'ambition extraordinaire de sa structure, la science-fiction mathématique et picaresque de Stephenson fait mouche à chaque page ou presque, prenant son lecteur par la main et le guidant s'il accepte la règle selon laquelle tout sera compris tôt ou tard, lui montrant que si tout le monde ne peut pas être un avôt il n'en reste pas moins que chacun peut comprendre ce que c'est que d'en être un : les fondements des mathématiques ne tiennent-ils pas dans cette phrase qu'un jour une professeure a lancée au groupe de jeunes bacheliers devenus préparationnaires auquel j'appartenais, "quand vous me démontrez quelque chose, vous me forcez à vous croire" ? Ce que Stephenson nous démontre ici, c'est que la réalité mathématique n'est pas abstraite et qu'elle permet souvent de comprendre le monde sensible d'une façon originale et à peu de frais... et qu'il est possible de le faire avec le sourire par dessus le marché : cela ne gâche rien, mais le morceau du destin d'Erasmas qui nous est conté ici est ponctué d'assez de traits d'humour pince-sans-rire, assez fréquents et provenant d'assez de personnages différents pour comprendre que malgré sa rigidité, la concente n'a pas mis le rire à l'index ! Que manque-t-il donc à Anatèm pour aller d'emblée s'inscrire parmi les romans les plus intelligents de la décennie ? Très peu de choses et peut-être même rien : pour en avoir le cœur net, il faudra se pencher sur son second tome - ce que je prévois, bien entendu.
Commentaires
J'ai bien aimé ton approche mathématique du roman.
Et comme toi, vivement la seconde partie.
On te verra aux Utopiales, au fait ?