L'espoir malgré tout tome 1 : Un mauvais départ
Il y a dix ans, la série Le Spirou de... accueillait Le journal d'un ingénu : cet album paru en 2008 se révélait bientôt l'un des plus intéressants de ce projet d'aventures de Spirou parallèles à la série principale... A l'été 1939, un Spirou plus jeune que jamais doit faire face aux tracasseries du portier Entresol - son supérieur hiérarchique au Moustic Hôtel où il est groom - ainsi qu'aux péripéties de la politique internationale. En effet, alors que les tensions ne cessent de monter en Europe, des négociations de la dernière chance vont se tenir entre des représentants du gouvernement polonais et un diplomate allemand : alors que le troisième Reich de Hitler ne dissimule plus son intention de remettre la main sur Dantzig, il s'agit de donner une dernière chance à la paix... mais à quel prix ? L'Histoire est connue et, le premier septembre 1939, s'ouvrait le chapitre européen du second conflit mondial. Dès 2008 il m'a semblé qu'il manquait une suite à l'oeuvre d'Emile Bravo, trop grande pour pouvoir se cantonner à un seul album : hasard ou volonté de l'éditeur, quelques mois plus tard Le groom vert de gris de Yann et Olivier Schwartz venait explorer la sinistre époque de l'occupation allemande en Belgique. Le trait ainsi que le traitement de l'intrigue ne permettaient pourtant pas tout à fait d'apparenter les deux albums : là où Le groom vert de gris parvenait à faire rire avec une époque pas marrante - quitte à multiplier les références toutes plus énormes les unes que les autres - Le journal d'un ingénu avait au contraire la saveur amère des occasions manquées, restituant à merveille l'ambiance d'une triste époque où les démocraties occidentales n'ont jamais su faire mieux que repousser quelques temps les atrocités de la seconde guerre mondiale... Il faut croire que l'auteur lui-même était conscient de n'avoir alors pas fait mieux que mettre au jour une part infime de cette histoire qu'il portait en lui : dix ans plus tard, le même Emile Bravo donne enfin une suite au Journal d'un ingénu à travers une série dont le titre magnifique - L'espoir malgré tout - annonce la couleur.
Résumé :
En janvier 1940, un hiver glacial s'est abattu sur Bruxelles et Spirou traîne sa morosité dans la ville. Au-delà des frontières de son pays, c'est la guerre : coincée entre l'Allemagne nazie et les Alliés occidentaux, la Belgique veut garantir son indépendance... Et au moment même où Spirou reçoit des nouvelles de Kassandra, voici que Fantasio débarque en rutilant uniforme de "combattant du Royaume" ! Spirou a beaucoup de mal à partager l'optimisme de son ami, qui ne parvient pas à percevoir à quel point leur époque est incertaine : les Allemands et les Soviétiques ont signé un pacte de non-agression pour le malheur de la Pologne alors que tout oppose leurs idéologies... Et ce n'est pas l'amitié qu'il découvre au hasard d'une rencontre qui pourra le rassurer. Plus tard, tandis que les troupes du troisième Reich déferlent sur la Belgique et bousculent les lignes défensives des Anglo-Français venus à la rescousse, voici Spirou et Fantasio perdus dans l'exode et la déroute : que trouveront-ils sur les routes ? Que trouveront-ils à Bruxelles à leur retour ? Et que trouveront-ils en eux-mêmes ?
Le ton de l'album est grave, ainsi qu'il se doit : comme je le disais plus haut, la décennie 1940 n'est pas marrante et si les événements qui la caractérisent ont déterminé notre présent, il est difficile d'y trouver matière à sourire. Dans cette histoire, Spirou est encore très jeune - sans doute n'a-t-il pas plus de quinze ans - et agit comme un grand frère à l'égard des gosses de son quartier, tâchant d'apporter sans beaucoup de succès un peu de maturité à leurs jeux. Il est toujours tourmenté par Entresol qui, en bon minable, s'en prend à plus faible que lui ; il est toujours meurtri par sa séparation d'avec la jeune Kassandra, son premier amour ; il vit toujours dans une soupente sans trop de moyens et surtout sans trop de luxe - être groom, cela ne paie pas même en temps de paix. Spirou appartient ici au tout petit peuple, de celui qui n'a pas d'héritage, qui se lève tôt et qui n'a pas le loisir de réfléchir aux affaires du monde ; et pourtant Spirou se rend-il compte à quel point les représentations binaires sont dépassées pour décrire la situation de son pays et de l'Europe. Kassandra qu'il aime tant est polonaise, communiste et juive : pourtant le pacte germano-soviétique la ramène en Allemagne, sous le prétexte du regroupement familial ; la Belgique est neutre puis occupée mais espère la victoire des Alliés : pourtant le levain de la collaboration y est déjà présent et commence bientôt à y fermenter...
Bien que plus jeune, Spirou se révèle ici beaucoup plus mûr et intelligent que Fantasio, qui ne s'intéresse qu'aux apparences et cherche à construire sa carrière sur des coups fumants ou des combines éventées... quand elles ne sont pas nauséabondes. Fantasio s'est souvent révélé un sidekick encombrant pour Spirou, et ce dès ses débuts : gaffeur, distrait, doué d'une intelligence bizarre, par moments râleur, mais toujours fidèle en amitié. Ici, dans ce grave contexte, apparaît un nouveau Fantasio - combinard et pas très attentif au coût de ses combines... Et l'on réalise assez vite que ce Fantasio-là, d'une certaine façon c'est n'importe qui - c'est-à-dire que, dans certaines circonstances, chacun d'entre nous pourrait devenir un genre de Fantasio : tout le monde se révèle tôt ou tard maladroit, ou naïf, ou pas très observateur... et donc, tout le monde serait susceptible d'initier l'une des nombreuses catastrophes dont Fantasio finit par être le responsable. Au-delà de cela, Fantasio - dans sa quête acharnée de la reconnaissance professionnelle - finit par franchir une ligne rouge en participant à la presse de collaboration. Dans quelle mesure cet ahuri le fait-il en toute connaissance de cause ? Le CV du personnage étant ce qu'il est, on a envie de croire qu'il ne le fait que par inconscience même si la dernière page soulève beaucoup de questions : au fond, connaissons-nous le vrai Fantasio ? A cette question lancinante qui peuple une bonne partie de l'album, le lecteur ne pourra pas donner de réponse définitive : il est vrai qu'entre le tableau des derniers mois d'avant-guerre, celui de la débâcle, puis celui des premiers mois d'occupation le temps fictionnel est bien rempli ! Le propos de la série sera bien entendu cette époque sombre de la Belgique sous la botte allemande où l'occupant tente, à force de biscuits et de bonbons offerts aux enfants, de se donner une apparence de respectabilité - mais où certains détails dérangeants annoncent d'ores et déjà l'horreur à venir. La Gestapo patrouille les rues de Bruxelles... et les organisations de jeunesse d'inspiration fasciste commencent à éclore en Flandre. Au fond, Spirou comme Fantasio tentent de trouver leur chemin dans un contexte bien difficile : est-il possible de savoir à l'avance que certains chemins doivent être évités à tout prix ?
Cette question-là prend des accents particuliers dans l'actualité de 2018 : si l'Histoire ne se répète pas, il est difficile de ne pas songer - en voyant cette colonne de réfugiés belges repoussés vers la France par la débâcle - aux crises migratoires de notre temps, les arguments "de bon sens" utilisés pour refuser l'accueil des personnes déplacées restant valables - ou non - à chaque époque... Pour une ouverture de série, c'est donc un coup de maître : Spirou est peut-être encore un ingénu, mais il sait en tout cas poser des questions dérangeantes. Et il sait aussi que dans les longues années de cette guerre promise à durer, les occasions ne manqueront ni pour lui ni pour ses amis de se révéler à eux-mêmes. Bravo !
Commentaires
(je me suis justement lancé récemment dans la lecture des Spirou et, même si j'ai toujours du mal avec la reprise de personnages, je ne dirai peut-être pas non à ces "Spirou par" vu les qualités qu'on leur prête. ^^)
Bref... je t'invite à te faire ton idée. Cet album, à mes yeux, est très bon, mais il convient de le lire après "Le journal d'un ingénu" qui a été publié en 2008 quand même.
Eh oui, le point de vue de Spirou sur la seconde guerre mondiale est original. Rien que pour cela, cette suite vaut le coup.