L'Ours et le Rossignol
Voici un livre qui était recommandé par l'ami Gromovar. Contes russes, fonds historique d'une époque mal connue et créatures bien peu humaines : y avait-il là de quoi satisfaire mon goût pour les belles histoires ?
Résumé :
Vassilissa Petrovna ou Vassia est la dernière-née de Piotr Vladimirovitch et de son épouse Marina : celle-ci veut une fille à son image avant de rendre l'âme... L'enfant sera élevée, comme tous les autres enfants du boyard Piotr, par la servante Dounia qui connaît les vieux contes, poétiques et terrifiants, ceux où apparaît le nom du roi de l'hiver et du gel. Vassia sera une enfant rebelle, au visage disgracieux, mais qui possédera une affinité naturelle pour les esprits de la nature et de la maison auxquels les Rus' croient encore bien qu'ils aient adopté le christianisme orthodoxe de Byzance... Voilà qui sera bien assez pour en faire une ennemie d'Anna Ivanovna, la nouvelle épouse de son père, mais aussi du père Konstantin que le métropolite de Moscou envoie loin de la capitale où sa popularité devient problématique. Seront-ils les seuls dangers qui pèseront sur Vassia et la vie simple que sa communauté mène au rythme des saisons ?
Qui a un jour visité Stonehenge n'a pu manquer d'éprouver une émotion étrange devant ce monument contemporain des pyramides de Gizeh : on comprend qu'il s'agit d'un sanctuaire et que, pendant des siècles et peut-être même des millénaires ce cercle de pierres a été entretenu avec soin et même amour... mais que notre connaissance des croyances qui ont présidé à sa construction est appelée à rester fragmentaire, peut-être pour toujours. Que nous reste-t-il au fond de nos ancêtres d'il y a quatre mille ans ? Quels contes - remaniés sans cesse au fil des générations - se racontaient alors déjà ? L'introduction du christianisme en Europe - entre l'Antiquité tardive et le haut Moyen-Âge - permet d'y maintenir un semblant d'unité alors que le souvenir de la romanité s'efface peu à peu... mais elle entraîne aussi une mise à l'encan des anciennes croyances. On peut imaginer que cette substitution ne s'est pas toujours faite sans anicroches - et d'une certaine façon, c'est de ce changement de culte qu'il est question dans L'Ours et le Rossignol.
La Russie, à la fin du XIVème siècle, est encore vassale de la Horde d'Or à laquelle ses grands-princes et ses boyards payent tribut. Elle est orthodoxe depuis quatre cents ans - c'est l'une des dernières nations européennes qui aient renoncé au paganisme - et à Moscou, la capitale du grand-prince, les églises et les monastères se multiplient... mais aux marches de la principauté, les croyances traditionnelles restent vivantes et même vivaces. Ainsi, les Rus' du village de Vassia rendent-ils un culte au Christ - ils ont une église où réside un prêtre - et restent fidèles aux esprits domestiques et ruraux que l'Eglise considère comme des créatures démoniaques. Les enfants eux-mêmes sont sensibilisés à cette réalité alternative qui nécessite de faire cohabiter en bonne intelligence le culte officiel et les croyances anciennes à travers les contes du répertoire russe... La transmission de ce répertoire assure en fait la survie d'une culture ancienne - et de ce fait, l'adéquation de la vie humaine à un environnement dangereux : les hivers russes sont froids, les étés torrides et les printemps boueux ; dans les forêts impénétrables rôdent les loups et les ours... et au fond, les esprits protecteurs ou hostiles ne sont-ils pas des personnifications des différents aspects de la nature dans l'expérience du présent des gens simples ?
Tous les protagonistes ne sont pas simples dans ce livre. Vassia pour commencer, bien sûr, qui possède le talent rare de voir la réalité du monde à travers le prisme croisé du folklore et de l'observation : pour ce don qu'elle n'a sans doute pas voulu, les habitants de son village excités par un prêtre abusé vont l'appeler sorcière et démone alors qu'elle n'est que médiatrice entre les deux mondes, au moment difficile où celui des hommes cherche à se retrancher de celui des esprits. Cette dichotomie repose sur un équilibre tacite : certains esprits sont amicaux alors que d'autres sont prédateurs, et c'est à l'être humain de s'attirer la sympathie des premiers tout en se méfiant des seconds... mais que l'on cherche à tous les éloigner pour se conformer au dogme, et voici que l'équilibre se rompt - permettant à des entités beaucoup moins bénignes de réveiller des terreurs très anciennes. Le prêtre Konstantin non plus n'est pas simple, puisque c'est l'intransigeance de la foi qu'il voue au Christ qui va le faire tomber, pas plus que la marâtre Anna - personnage de conte de fées s'il en est un ! - qui, en refusant sa vraie nature, finira par subir toute l'horreur qu'implique la réalité magique lorsqu'elle est tenue à distance.
Au fond, quel est la part du destin dans la vie humaine ? Peut-on le retarder ou le contrarier ? Attendre trop longtemps peut impliquer de payer un prix très élevé, lorsque l'on se coltine à l'inévitable - mais l'attente peut aussi être nécessaire pour que l'individu à la temporalité si brève qu'est l'être humain puisse trouver un peu le temps de mûrir dans un univers où l'instant et l'éternité se confondent. C'est sur le fil du rasoir que Vassia va grandir, car elle a été choisie avant sa naissance pour jouer un rôle dans une guerre entre entités d'ordre supérieur, et aussi car les coutumes humaines ne lui réservent le choix qu'entre le mariage et le couvent. Les sorcières, au Moyen-Âge, étaient des femmes qui vivaient plus ou moins en marge de la société : on sait quel sort leur était parfois réservé dans un monde d'hommes qui ne pouvaient tolérer leur liberté. C'est ainsi que L'Ours et le Rossignol, sous les apparences d'une tragédie poétique aux couleurs du folklore russe, propose un très joli portrait de femme libre et déterminée : une allégorie à lire, et à faire lire, sans modération !
Commentaires