Children of Ruin

J’ai parlé ici l’année dernière de Children of Time, un très beau morceau de space-opera dont les personnages principaux – des araignées portiidées – se révélaient à la fois neufs et vecteurs d’identification pour le lecteur humain : j’avais été sans surprise emballé, si bien que ce fut avec beaucoup de plaisir que j’ai appris que son auteur Adrian Tchaikovsky s’apprêtait à donner une suite à cette histoire. Pour moi, rendez-vous était pris et lecture promise...
Résumé : 
Yusuf Baltiel est le commandant du vaisseau de terraformation à destination du système Tess 834 : arrivé à destination, il découvre que la planète visée par l’expédition abrite la vie... Dans la mesure où l’arrivée future des colons nécessiterait le nettoyage de cet écosystème inattendu, lui et son équipe prennent une décision radicale : Tess 834h rebaptisée Nod sera laissée en friche le temps qu’ils puissent l’étudier à leur guise... et la planète voisine, la plus froide 834g, sera changée en planète océanique où l’être humain pourra venir s’installer à bord de cités flottantes. C’est ainsi que l’équipage divise le vaisseau en deux structures et en deux équipes... Disra Senkovi, affecté à la transformation d’un monde qui ne s’appelle pas encore Damascus, est un amateur de céphalopodes : il a eu connaissance des travaux d’Avrana Kern et résout d’élever ses animaux de compagnie à une forme d’intelligence afin d’en faire des ouvriers de choix pour les chantiers de la planète-océan. Hélas, la curiosité de ses pieuvres modifiées par génie génétique entraîne une catastrophe qui ne sera que la première de ce système stellaire, au moment même où la civilisation terrienne s’effondre dans la folie de la guerre civile. Des millénaires plus tard, un vaisseau d’exploration venu du Monde de Kern maintenant peuplé d’Humains et de Portiidés s’introduit à son tour dans le système de Tess 834, attiré par des signaux laissant à penser qu’y subsiste là aussi un surgeon du Vieil Empire : son équipage y trouvera une civilisation avancée mais en proie au conflit, dont le langage est en apparence incompréhensible mais qui réagit avec violence à la silhouette humaine. Quelle horreur s’est jouée dans le passé de Nod et de Damascus ? Et surtout... comment établir un contact fructueux avec ces nouveaux Enfants du Temps ?
Le langage humain repose sur l’association dénombrable de signifiants discrets, les mots, qui peuvent posséder plusieurs sens mais toujours en nombre limité : la phrase possède son propre contexte qui permet de déduire le sens du mot utilisé en cas d’ambiguïté. Dans le précédent volet de cette histoire, Adrian Tchaikovsky offrait à ses Portiidés un langage constitué lui aussi d’unités discrètes puisqu’il était codé en mouvements des appendices (pattes et palpes) dont disposent les aranéides. La traduction repose sur le décodage puis le recodage d’un langage vers un autre : deux langages fondés sur des processus discrets et dénombrables se révèlent donc assez faciles à mettre en relation, puisque traduire de l’un vers l’autre implique de construire une bijection entre deux ensembles infinis dénombrables - ce qu’il est toujours possible de faire, quitte à investir assez de temps, et c’était au fond l’enjeu de Children of Time. Existe-t-il des langages fondés sur des signifiants non discrets ? J’ai envie de dire que les émotions constituent un continuum à plusieurs dimensions plutôt qu’un nuage de points... Joie n’est pas limitée à un nombre même élevé de circonstances ou d’expressions, pas plus que colère, espoir ou rancœur : toutes les émotions possèdent en quelque sorte la puissance du continu, laquelle autorise des associations exotiques telles que par exemple Schadenfreude, la joie qu’inspire le malheur de l'autre. Le mot lui-même peut s’avérer en fait insuffisant à coder une gamme précise d’émotions : “je n’ai pas les mots” en est la plus belle illustration – et de ce fait, s’il existe un langage émotionnel, il se révèle presque impossible à traduire sans trahir son sens ou à tout le moins sans l’appauvrir.

Les céphalopodes de Senkovi, comme leurs ancêtres terriens, possèdent trois caractéristiques intéressantes lorsque l’on en vient à la construction d’une civilisation. La première n’est autre que leur langage émotionnel à signifiants continus et non discrets : les céphalopodes peuvent changer de couleur, ce qui leur permet d’imiter l’apparence de leur substrat ou celle de leurs prédateurs... mais cela leur permet aussi d’informer leurs congénères de leur état émotionnel. La seconde c’est bien sûr le caractère malléable de l'animal : au contraire du vertébré ou de l’arthropode, le mollusque n’a pas de squelette (interne ou externe) qui contraindrait ses mouvements ; son milieu de vie aquatique est lui-même porteur ce qui lui donne la possibilité de se mouvoir dans les trois dimensions de l’espace et surtout de modifier sans conséquence la texture de son tégument. La troisième est la structure décentralisée du système nerveux de l’animal : si la petite coquille interne de l’animal protège ses ganglions cérébroïdes associés aux yeux et au bec, chaque bras possède des centres nerveux autonomes qui rendent possibles des mouvements indépendants mais synchronisés des membres. Extrapolant à partir de ces intéressantes propriétés biologiques, l’auteur de Children of Ruin envisage donc une socialité fort différente à la fois de celle de l’espèce humaine et de celle de ses Portiidés : le langage de cette civilisation de céphalopodes fait intervenir l’association étroite entre couleurs et textures, faisant sens de telle sorte que ses unités signifiantes ne sont autres que les émotions ; le langage mathématique est présent dans les échanges intellectuels comme une simple arrière-pensée  ; chaque individu se révèle ainsi être en quelque sorte une colonie d’intellects où chaque bras est animé de ses propres intentions, lesquelles peuvent parfois s'imposer à l’ensemble. A l'image de ces individus si étonnants, leur société possède une hiérarchie fluide, fondée sur des alliances mouvantes et sur des consensus fluctuants qui lui donnent un caractère d’anarchie fonctionnelle. La pensée de ces êtres sentients est donc, à la fois dans sa structure et dans ses expressions, très différente de celle des êtres humains et des Portiidés... ce qui positionne bien la problématique du livre autour de la communication entre espèces. Comment traduire le continuum en unités ? Comment négocier un traité avec des esprits aux propriétés aussi malléables et changeantes que leurs corps ?

La communication entre des êtres aussi différents, par l’essence même de leurs pensées, aurait suffi comme argument pour un livre moyen mais appréciable. Ce qui fait de Children of Ruin un excellent morceau de SF, c’est toutefois – et c’était déjà le cas pour Children of Time – son ambition qui conduit l’auteur à ne pas se contenter de l’intéressant pour offrir du passionnant à son lecteur. Le système de Tess 834 est en effet périlleux à cause de sa vie indigène : en toile de fond de la saga jusqu’à présent se trouve la quête lancinante mais non explicitée de l’intelligence extraterrestre, pour laquelle celles de l’arthropode et du céphalopode ne constituent que des ersatz puisqu’elles dérivent en fait et de plus d’une façon de l’intelligence humaine. Or Nod accueille des formes de vie autochtones qui témoignent d’une évolution différente : l’une d’entre elles se révélera capable d’une intelligence sensible que l’on perçoit dans son avidité à récupérer de nouvelles expériences par assimilation - une avidité qui fera d’elle une atroce menace pour l’existence même des civilisations d’individus appelées à croiser sa route... Le space-opera propose parfois des œuvres où les personnages sont confrontés à des pièges cosmiques : si Children of Ruin évoque très volontiers certaines œuvres de l’Âge d’Or (ah ! cette description offerte en passant qui fait penser si volontiers à la nouvelle La nef engloutie de Ian Williamson...) il n’oublie pas pour autant son sujet, qui est celui de la communication avec des intelligences différentes... si bien que la conscience de groupe des bactéries sentientes de Nod n’est en fait pas hostile, pas même pour des raisons extrinsèques, puisque la condition de son insertion dans la communauté de pensée des Enfants du Temps est réaliste et envisageable par le lecteur lui-même au-delà d'un certain point !

L’année dernière, il m’était difficile d’envisager comment faire mieux que Children of Time. Avec un naturel et une efficacité tous deux désarmants, l’auteur l’a fait.

Ne manquez pas les avis de Feyd-Rautha, Apophis, Gromovar...

Commentaires

FeydRautha a dit…
Excellente ta discussion sur les différences et les points de convergence des formes de langage ! C'est tout le propos du livre. (Dans mon cas, j'ai préféré ne pas révéler qu'il s'agissait de céphalopodes, car je trouve que cela fait partie du plaisir de la découverte. Mais je reconnais qu'il est difficile de tourner autour.)
Anudar a dit…
On va dire que je ne me suis pas vraiment posé la question du spoil ou non. D'abord parce que je ne me la pose jamais. Et ensuite parce que la céphalopodomanie de Senkovi étant pointée du doigt dès le premier chapitre, c'est facile de savoir quelle gueule vont avoir les êtres élevés cette fois-ci. Donc, d'une certaine façon c'est un choix de ma part.

C'est bel et bien dans la conception du langage qu'il parvient à faire plus original encore que dans le premier, à tel point que je me demande s'il sera capable de faire mieux encore la prochaine fois. Sur Twitter l'auteur m'a répondu qu'il avait déjà quelques idées pour une suite éventuelle. Au vu de l'intérêt que son éditeur doit manifester à l'égard d'une trilogie, je pense qu'on peut d'ores et déjà parier sur une date de sortie...