La Fleur de Dieu
La Fleur de Dieu est le premier roman de Jean-Michel Ré, auteur ardéchois - en fait, il vit et travaille à quelques kilomètres de mon propre berceau familial - bien que né à Nice (nul n'est parfait). Le lecteur curieux accordera un peu de son temps à l'interview disponible sur le site de l'éditeur : l'évocation de Dune et de Frank Herbert - des sources d'inspiration déjà perceptibles dans le résumé du livre - était de nature à m'intéresser... L'éditeur ayant bien voulu me remettre une copie de ce livre en échange d'une chronique, le moment est venu je crois de me mettre à table !
Résumé :
L'Empire va changer. Sur Sor'Ivanya, la planète sacrée où pousse la Fleur de Dieu, l'Enfant s'est lancé dans son ascension vers la canopée : il y mangera les inflorescences précieuses desquelles on extrait les molécules de la panacée - ainsi que celles qui révèlent à l'homme le véritable sens de la vie. Dans les technocenters, tout le monde s'affole - d'autant plus qu'à ce moment précis un groupuscule anarchiste parvient à s'emparer des formules chimiques de la Fleur de Dieu : le moins grave que les scientistes puissent craindre serait que les rebelles de Fawdha'Anarchia se contentent de vendre les formules au plus offrant... Ces événements sont-ils tout à fait fortuits ? Alors que s'ouvrent les travaux préparatoires d'un nouveau concile œcuménique, le très puissant Seigneur de la Guerre de Latroce - boucher des rébellions et méprisant le concept même de pardon - s'apprête à se mutiner contre l'Empereur. Le système impérial usé jusqu'à la corde va-t-il connaître une nouvelle mutation ? A moins que l'espèce humaine si matérialiste ne soit contrainte à évoluer ou à disparaître...
L'Incal de Jodorowsky et Moebius est l'un des enfants illégitimes de Dune : comme j'ai déjà eu l'occasion de l'évoquer ici, le traumatisme créatif subi par Jodo suite à l'échec de son projet d'adaptation dunienne l'a conduit à produire une oeuvre singulière et peut-être bien plus précieuse encore que le film dont il rêvait. L'oeuvre de Jodorowsky est imprégnée de mysticisme et de symboles : de la même façon que Frank Herbert montrait comme en passant que les mythes des êtres humains du lointain futur doivent toujours autant que les nôtres à ceux des premières civilisations (agricoles ou nomades), L'Incal nouait dans le passé immémorial de l'espèce les fils d'une intrigue de space-opera débridé. Au fond, Jodorowsky avait fait de Dune sa propre lecture - une lecture symbolique et idéaliste, que je trouve intéressante même si je ne la partage pas, la leçon herbertienne étant au contraire matérialiste au possible : méfiez-vous de la figure du Héros, méfiez-vous de la religion quand elle se fait politique, méfiez-vous même de la paix trompeuse d'une stase sans évolution...
Jean-Michel Ré puise lui aussi dans la corne d'abondance dunienne : comme Jodorowsky et sans doute aussi Pierre Bordage avant lui, l'auteur de La Fleur de Dieu s'est attaché aux apparences idéalistes et religieuses du récit herbertien. L'Empire de cette histoire est ancien et si les dynasties s'y succèdent selon des modalités non encore bien précisées - même si l'ambition du Seigneur de la Guerre de Latroce laisse à penser que les millénaires ont pu charrier leur lot d'usurpations - le pouvoir ne change pour ainsi dire pas de mains, car il reste concentré dans celles des conglomérats économiques ou religieux qui tiennent le haut du pavé depuis les premiers siècles du système, avant même que ne soit évacuée la Terre devenue inhabitable. L'Empereur lui-même est un clone et prolonge ainsi son règne depuis deux mille ans, ayant formé une entente inconfortable avec les ordres scientistes. Ceux-ci possèdent par ailleurs un siège de plein droit aux conciles œcuméniques et participent à la rédaction des doctrines religieuses reconnues par l'Empire : alliance rêvée entre le sabre, la blouse blanche et le goupillon ! Le portrait de ces temps futurs est donc sombre : il n'y a pas de place pour les idées alternatives - la résurgence périodique des idées anarchistes inquiète chaque élément du tripode... et la rébellion est toujours extirpée dans le sang ; la colonisation de nouveaux mondes est illégale - car l'Empire ne pourrait pas les contrôler ; la religion elle-même a renoncé à l'idée de salut puisque les visions apportées par la Fleur de Dieu rendent caduque l'idée d'une vie après la mort. Tout comme l'Empire de Shaddam IV, celui de Chayin X est sclérosé au tout dernier degré par les mauvais équilibres, les fausses équivalences et - au fond - la stagnation... mais ces plaies viennent - au contraire de ce qu'il se passait dans Dune - d'un excès de matérialisme.
La leçon de La Fleur de Dieu se fait limpide quand on s'intéresse à ses personnages positifs. Les rebelles de la Fawdha'Anarchia, véritable opposition impossible à éliminer, se révèlent plus audacieux et plus forts que les chefs de guerre impériaux chargés de les traquer - comme s'ils étaient les premiers représentants d'une humanité libre et donc invincible : au fond, leurs succès sont surtout les échecs d'un ordre militaire incompétent... Maître Kobayashi est moine shintô, il a été frère musulman mais a choisi de changer de religion par simple curiosité - voulant en fait mieux connaître Dieu à travers le prisme d'autres croyances, et montrant ainsi que pour lui les religions organisées n'ont du divin qu'une vision imparfaite : elles véhiculent une sagesse contrefaite et frelatée, alors que celle dont il est porteur est au contraire authentique et naturelle dans sa simplicité. Courage et sagesse : il manque à ces éléments un troisième compagnon pour faire pendant au malsain tripode évoqué dans le précédent paragraphe... L'enfant - au sens de : progéniture humaine - est une figure qui, à tort ou à raison, personnifie l'innocence. L'Enfant de ce livre n'en est pas un : il est peut-être un Héros, ou un prophète, ou encore le messie, et en tout cas un personnage de nature transcendante - post-humain et/ou ahumain - dont les machines des scientistes identifient le visage comme s'il était n'importe lequel des habitants de l'Empire. Courage, sagesse, innocence : voici les éléments de ce tripode idéaliste voué au renversement de l'ordre criminel-car-matérialiste qui pourrit les sociétés humaines dans l'univers de La Fleur de Dieu. Ainsi que le lecteur peut s'en douter, malgré la force des personnages positifs mais pour le moment isolés, le travail sera long et difficile. Comme dans L'Incal, et comme dans Les Guerriers du Silence de Bordage, il ne saurait se résumer à un conflit même d'envergure galactique puisqu'il s'agit de questionner rien de moins que la nature médiocre de certaines constructions sociales de l'humanité. L'ennemi dans l'Incal s'appelait Ténèbre, celui des Guerriers du Silence était la puissance décréatrice qui apparaît souvent chez Bordage : on ne connaît pas encore le nom de celui qui s'exprime dans La Fleur de Dieu - mais ici comme ailleurs, il trouve ses alliés chez ceux qui refusent de sortir des formes anciennes et prennent la différence pour une menace.
Jean-Michel Ré a-t-il écrit un grand livre ? Il est difficile de le dire, à ce niveau - mais une chose est certaine, une véritable ambition est à l'oeuvre dans cette ouverture de cycle. Rendez-vous dans quelques mois pour la suite...
Commentaires
Pour le cycle de Dune, je vais attendre un peu avant de m'y mettre pour ne rien louper, et d'avoir un peu plus de bouteille dans le genre.
Alors, pour "Dune", ce n'est pas si ardu qu'on le dit : la réputation de ce livre le précède mais il reste tout à fait accessible y compris à un public adolescent (je sais de quoi je parle). Bref, n'hésite pas à le mettre en priorité dans ta pile ;)
Pour le reste, je suis curieux de voir moi-même quelle suite l'auteur donne à ce début...