Les Pestiférés
Les Pestiférés, c'est un roman inachevé de Marcel Pagnol qui figure dans le recueil - lui-même inachevé - Le temps des amours qui conclut la quadrilogie des Souvenirs d'enfance. Véritable patchwork, Le temps des amours s'intéresse à une tranche de vie de Pagnol comprise entre la fin de son année de Sixième et les épreuves du baccalauréat : là où les deux volumes précédents couvraient deux périodes plus courtes - fin de l'école primaire et début du Lycée - le temps semble à présent s'accélérer à l'image de la vie. Le temps des amours, c'est aussi pour Pagnol celui des premières amitiés intellectuelles qui font la synthèse entre son amour pour la Provence des collines et ses aspirations littéraires... une synthèse qui s'exprime de façon étrange à travers un récit - lui-même inachevé - que l'auteur insère dans la grande Histoire, à savoir celle de la peste de Marseille en 1720. Scotto, Stoffel et Wambre ont reçu la charge difficile d'adapter ce texte étonnant et inattendu qui apparaît dans un volume lui-même à part dans un ensemble par ailleurs assez cohérent : c'est l'objet du roman graphique dont je m'apprête à parler à présent...
Résumé :
En 1720, Marseille est riche du commerce avec l'orient méditerranéen. Si la ville basse est réputée sale et même infecte, il existe certains quartiers qui bénéficient du vent des collines... C'est le cas de la place Saint-Michel, sur les hauteurs : un village dans la ville où il fait bon vivre et qui est peuplé aussi bien de personnalités aisées que d'artisans, de commerçants et de représentants du petit peuple. Maître Pancrace est médecin : il est l'un des notables du quartier, mais il fréquente la haute société marseillaise et on le consulte souvent aux Infirmeries du port lorsqu'il s'agit d'examiner les malades suspects. Un beau jour, il rentre d'humeur soucieuse : à l'autopsie, des cadavres de portefaix lui ont semblé présenter les signes de la peste même si ses confrères n'ont pas confirmé son diagnostic... Bientôt, la rumeur se répand : la peste serait aux Infirmeries - ou bien elle en serait déjà sortie et aurait même commencé à tuer. Le souvenir des précédentes épidémies est dans la mémoire collective. Et si l'horreur venait à frapper à nouveau ? Les habitants de la place Saint-Michel pourront-ils survivre, même en suivant les conseils avisés de Maître Pancrace ?
La peste est une maladie développée suite à l'infection par la bactérie Yersinia pestis. En Occident, l'épisode dit de la peste noire de 1347-1352 est le mieux connu même s'il ne s'agit pas de la première épidémie européenne : la peste de Justinien avait été une première expression de cette maladie huit siècles auparavant. Le bacille de Yersin impliqué dans l'épisode marseillais de 1720 est, d'après une étude récente, le même que celui de 1347 qui serait donc resté en dormance pendant près de quatre cents ans : cela, Marcel Pagnol ne pouvait pas le savoir - mais la terreur qu'occasionne la lecture de son texte semble en effet apparentée à celle que l'on éprouve devant les effrayants tableaux que font les chroniqueurs de la peste noire : c'est celle d'un mal que l'on ne comprend pas, que nul ne sait soigner, à tel point qu'il semble être annonciateur de la fin des temps.
Cette adaptation, pour convaincre, ne pouvait pas ne pas restituer cette ambiance dangereuse et génératrice de folie : le texte était là, il fallait l'habiller ; le parti-pris du dessinateur est d'adopter un trait "joli" et coloré - à tel point que le lecteur, à première vue, pourrait croire lire un album à destination du jeune public. C'est audacieux, mais cela se justifie : les contours, quand on lit les cases avec plus d'attention, se révèlent faits d'ombres et presque flous par moments ; aux tableaux polychromes des premières pages succèdent bientôt des cases où dominent certaines nuances malsaines du rouge, de l'ocre, du verdâtre - ou même le noir. Le dessin vient donc soutenir de façon toute naturelle son texte - sauf erreur, identique à celui de Pagnol - dans sa dérangeante mission : il s'agit de mettre mal à l'aise, en faisant s'infiltrer l'angoisse et la terreur dans le quotidien des personnages... et cela marche.
Que cherchait au fond Pagnol dans ce texte ? Ne s'agissait-il que de raconter un moment tragique de l'Histoire de Marseille et de montrer comment la "petite" histoire - celle des gens - doit se réaliser au sein d'un flux plus puissant ? La peste marseillaise de 1720 a fait mémoire et ce récit n'est au fond rien d'autre qu'une expression fictive de celle-ci... Ou bien s'agissait-il de montrer comment les survivants d'une catastrophe parviennent à fonder une société alternative ? Le texte inachevé ne permettait pas de conclure - mais Pagnol avait dévoilé la fin de son histoire à certains de ses proches, rendant ainsi possible quarante-cinq ans plus tard la réalisation de cette adaptation. L'oeuvre de survie de Maître Pancrace prend tout son sens après la fuite éperdue devant les flammes qui réduisent en cendres les quartiers contaminés de Marseille : au fond, la mise au secret du quartier de la place Saint-Michel n'est qu'un premier pas, le second étant l'installation dans une baume et le troisième consistant à vivre plusieurs années à l'écart de la civilisation. A la lecture de cette conclusion, près de trente ans après m'être demandé pour la première fois comment se finissait l'histoire des Pestiférés, je comprends bien mieux certains thèmes déjà sensibles dans les premiers volumes des Souvenirs d'enfance de Pagnol - au fond, le jeune Marcel n'envisageait-il pas l'anachorèse plutôt que de plier devant l'impératif de la rentrée scolaire ?
Le propre d'une adaptation réussie est d'éclairer l'oeuvre adaptée d'un jour nouveau. C'est ce que fait ce roman graphique, et avec talent : je ne remercierai jamais assez l'ami Gromovar d'en avoir parlé sur son blog !
Commentaires