Le dernier Troyen tome 5 - Au-delà du Styx

L'épisode carthaginois de la BD Le dernier Troyen scénarisée par Valérie Mangin s'était révélé déchirant et surtout, cette fois-ci, le texte de Virgile servait d'inspiration directe là où les deux tomes précédents s'aventuraient sur d'autres territoires de la mythologie gréco-romaine. Avec cet album au titre évocateur, le moment était venu de confronter la version spatiale d'Enée à l'une des épreuves les plus redoutées par les Héros antiques...
Résumé : 
Andromaque brave l'ordre d'Enée de ne le déranger sous aucun prétexte pour découvrir l'horreur absolue : le stratège, désespéré par les événements de Carthago, s'est suicidé en utilisant l'une des graines trouvées sur la planète des Lotophages ! Le désarroi ne frappe toutefois pas que les humains à bord de la flotte troyenne... Vénus elle-même en appelle à Jupiter : comment Enée une fois mort pourrait-il fonder l'empire galactique de la prophétie ? Si le roi des dieux se montre intraitable, la protectrice d'Enée ne renonce pas et confie au prisonnier Ulysse une très dangereuse mission : celle de visiter les enfers, domaine du dieu Pluton, et d'en ramener le prince troyen. Or le dieu noir est réputé aussi cruel qu'inflexible - et quand Ulysse, Andromaque et Anchise descendent le flux du Styx, ils ne sont pas sans savoir que le voyage est réputé sans retour...
La catabase est une péripétie habituelle de la mythologie grecque : le Héros doit rejoindre le séjour des morts - le royaume d'Hadès - pour y rencontrer ses proches disparus, tenter parfois de les ramener à la vie, y apprendre quelque leçon... ou même s'en échapper ensuite. L'expérience littéraire est porteuse de plusieurs enseignements : le retour du Héros après la catabase peut s'apparenter à une résurrection et donc à une seconde naissance, la visite aux morts s'interpréter comme l'occasion pour le Héros de faire son deuil, et les obstacles rencontrés au cours du voyage représenter l'indispensable dichotomie entre la sphère du présent et celle des souvenirs. S'inscrivant dans cette tradition plus ancienne, la catabase de l'Enéide questionne le passé mais aussi le futur : quand Virgile écrit ce passage-là de son épopée sur commande, il y inclut des personnages incarnant la puissance romaine tels que Jules César ! Valérie Mangin devait donc, pour sa version de la catabase d'Enée, satisfaire à la fois aux motifs traditionnels comme aux intentions de Virgile : autant le dire tout de suite, le contrat est accompli et même... au-delà.

En recherchant Enée chez Pluton, les personnages d'Andromaque, Anchise et Ulysse vont avoir à traverser les trois domaines des enfers. Les Asphodèles tout d'abord, où les défunts vivent chaque jour comme une journée parfaite et boivent le soir l'eau du Léthé - le fleuve de l'oubli - pour mieux revivre le lendemain à l'identique. Le Tartare ensuite, où les fautifs subissent au contraire les châtiments les plus ignobles pour l'éternité. Les Champs-Elysés enfin, où les bienheureux devenus immortels vivent dans la gloire et l'accomplissement des bonheurs auxquels ils aspiraient de leur vivant. Les apparences toutefois sont trompeuses : il n'est pas possible de prédire où les morts vont aboutir car les mortels se trompent toujours quant à la véritable nature des enfers et à celle de leur maître, le noir Pluton. Le trio chargé de ramener Enée au monde des vivants va donc de surprise en surprise, certaines douces et d'autres plus amères, le royaume des morts n'étant pas du tout ce qu'ils imaginaient au départ... et s'ils finissent par accomplir leur mission - ce que le lecteur attend, sinon la fondation de la Rome galactique n'aurait jamais eu lieu - c'est pour en revenir chargés d'une leçon et d'un bienfait inespéré, ainsi que d'une énigme : où se trouvent ceux de leurs morts qu'ils n'ont pas rencontrés aux enfers ?

Si l'adaptation de cet épisode était périlleuse - en rajouter dans la SF au risque de se détacher tout à fait du texte virgilien lui-même lié aux traditions grecques... ou au contraire coller aux derniers au risque de négliger la première - il faut reconnaître qu'à nouveau les auteurs s'en tirent à la perfection. Adjoindre Ulysse aux deux proches d'Enée pour aller sauver le prince troyen se justifie à la fois dans le contexte de la catabase - l'homme aux mille ruses se révèle bien utile pour sortir des enfers - comme dans celui de la SF - car il devient bien difficile, à lire cet album, de ne pas entendre en permanence la voix de Jean Topart déclamant le fameux "quiconque ose défier la puissance de Zeus doit être puni..." d'Ulysse 31 ! Valérie Mangin n'a pas oublié que d'autres avant elle, en effet, ont cherché à restituer les mythes antiques dans un contexte science-fictif : au fond, Le dernier Troyen parvient à merveille à trouver son originalité tout en donnant l'impression de saluer une glorieuse et plus ancienne adaptation !

C'est donc à nouveau un album excellent qui nous est livré ici, meilleur encore que le précédent... Bravo !

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