Le dernier Troyen tome 6 - Rome
Le dernier Troyen : la BD scénarisée par Valérie Mangin arrive ici à son ultime épisode, celui où les exilés troyens atteignent enfin la planète que le destin leur avait promis...
Résumé :
Le dieu noir Pluton a tenu parole : cette fois-ci, la flotte troyenne atterrit sur un monde accueillant où Enée s'empresse de poser la première pierre de Rome ! Dans les cieux, les dieux apparaissent pour la dernière fois et Jupiter lui-même en fait le serment : désormais, ils laisseront aux mortels les affaires des mortels et n'interviendront plus. Diane, la chasseresse, ne semble pourtant pas satisfaite... Le nouveau monde des Troyens était en effet à elle, et les compagnons d'Enée ne sont pas longs à y trouver la trace d'une civilisation ravagée par un déluge. La culpabilité qu'ils ressentent alors va toutefois vite s'estomper : une faune de dinosaures peuple cette planète et leur viande est succulente... Seule Andromaque, autrefois prêtresse de Diane, refuse d'y goûter. Y a-t-il un lien entre son dégoût pour cette nourriture et sa grossesse ? Ou bien ses malaises ont-ils une cause plus sinistre ?
La Rome antique est l'une des villes historiques du Latium : dans la tradition développée par Virgile, c'est l'arrivée des troyens exilés sous la conduite d'Enée qui apporte au substrat italique le catalyseur oriental nécessaire à l'émergence de la civilisation romaine... L'arrivée selon Virgile d'éléments troyens au Latium justifie par ailleurs a posteriori la conquête romaine de la Grèce par une revanche contre les Achéens de l'épopée homérique. Dans l'Enéide, Virgile réécrit donc l'Histoire de la Méditerranée en un sens favorable à la fois aux besoins politiques de Rome - dont la destinée manifeste était de contrôler l'ensemble du bassin méditerranéen - et à ses besoins culturels - puisque les origines obscures de la dernière née des civilisations impérialistes européennes rendaient bien mal justice à ses aspirations hégémoniques. Le Principat d'Auguste redéfinit par ailleurs en profondeur la structuration politique de Rome : la République n'est pas abolie mais elle est vidée de toute substance ; pour justifier des évolutions qui ne pouvaient que choquer les vieux romains - l'assassinat de César était encore tout proche - le plus simple était encore de faire table rase. A travers les premières et dernières pages de cet album, où Valérie Mangin - comme dans les précédents - donne la parole à un Virgile des temps futurs justifiant à Auguste l'intérêt puis la morale de l'épisode, c'est un peu de ce paradoxe qui est évoqué : Rome ne s'est pas faite en un jour, mais Rome doit pourtant réécrire son propre passé pour le mettre à la hauteur du destin qui doit être le sien.
L'hybris était, dans la pensée grecque, la notion la plus proche de celle du péché dans la pensée chrétienne. Ambition, démesure, folie narcissique : l'hybris recouvre ces concepts et désigne le désir de l'individu de se démarquer de l'humanité, par exemple en se prétendant l'égal des dieux. Dans le mythe, la punition que les dieux réservent à l'hybris est en général terrifiante : les individus qui en sont frappés apportent le malheur (à eux et autour d'eux) avant de subir les pires châtiments aux enfers. Ici, les Troyens accordent une confiance aveugle au cadeau que leur fait leur protectrice Vénus - sans se souvenir que les promesses divines, parfois, possèdent un sens cryptique... ce qui va les conduire à commettre l'un des pires crimes de la mythologie gréco-romaine, à savoir l'anthropophagie. A ne pas questionner le cadeau divin au moment même où les dieux annoncent qu'ils se retirent du monde, Enée comme les Troyens font donc preuve d'hybris : d'ores et déjà, ils croient en leur toute-puissance et en leur bon droit qui préfigurent ceux de la Rome future... De la solution proposée par l'auteure afin de permettre aux Troyens de se mêler aux Latins pour atteindre leur objectif, on ne dira rien ici hormis que l'astuce est élégante et n'est pas sans évoquer les jeux de piste spatio-temporels imaginés ailleurs en SF. Le récit, dans cet album, associe donc à merveille les éléments mythologiques et science-fictifs pour mieux en arriver à sa conclusion : voir l'Empereur refuser la leçon de Virgile - et donc trancher le paradoxe évoqué dans le premier paragraphe de cette chronique à la façon d'Auguste, c'est-à-dire par le Principat et la réécriture de l'Histoire - augure bien mal du destin de la Rome galactique...
La conclusion, en BD comme en littérature, est souvent le moment le plus dangereux pour une oeuvre. Force est de constater ici que Valérie Mangin a déroulé la sienne sans anicroche : bravo !
Commentaires