Les Portes célestes
Il y a quelques temps, je parlais de La Fleur de Dieu, ouverture du premier roman triptyque de Jean-Michel Ré. Invoquant les mânes de Dune, éveillant chez le lecteur des réminiscences de L'Incal, La Fleur de Dieu ne m'avait pas laissé indifférent - et j'étais resté en tout cas curieux de la suite que son auteur allait donner à son histoire... Un an après la publication de ma chronique chez Bifrost, il est temps de la republier ici !
Résumé :
L'Empire a sombré dans le chaos. Des clones de combat presque invincibles submergent les forces de maintien de l'ordre ; les populations civiles essaient de fuir par tous les moyens les planètes attaquées ; les réseaux de communication interstellaires s'effondrent... Pour l'Empereur Chayin X, le moment semble être venu de révéler l'existence des Portes - mais l'innovation technologique de l'Ordo, avec toutes ses limitations, suffira-t-elle à reprendre le contrôle de la situation ? Le Seigneur de la Guerre de Latroce n'a pas encore tout à fait révélé son jeu : même si le pouvoir impérial se méfie de lui, peu d'éléments tangibles permettent encore de le mettre en accusation. Alors que la Fawdha'Anarchia s'apprête à diffuser les formules chimiques de la Fleur de Dieu que l'Ordo scientiste a maintenues secrètes pendant des millénaires, voilà que l'Enfant se déplace de monde en monde et y sauve de rares élus pour des raisons mystérieuses. Kobayashi, le premier d'entre eux, est loin de se douter du rôle qu'il va devoir jouer après la chute - car la chose est sûre à présent, l'Empire va s'effondrer sous les coups de ses ennemis...
Les lecteurs de La Fleur de Dieu savaient à quoi s'attendre : Les Portes célestes promettaient d'aller plus loin dans la réinterprétation du schéma dunien, plus loin dans la confrontation entre matérialisme et spiritualité, plus loin au fond dans la critique des systèmes sociaux monolithiques sans cesse réinventés pour le malheur du monde - à moins que ce ne soit l'hybris de quelques-uns qui parvienne toujours à les imposer au plus grand nombre. Jean-Michel Ré ne déçoit pas les attentes et tient les promesses du premier volume de sa trilogie : pour aller plus loin, il fallait faire plus intense, plus violent, plus cruel et en fait plus dantesque. Force est en effet de constater que, sur le plan du pur divertissement, l'auteur atteint et dépasse même son objectif : les scènes de combat tant interindividuelles que spatiales sont très chorégraphiées, presque à la seconde près, donnant l'impression que l'Hypérion de Dan Simmons figure au chapitre des dettes littéraires de ce livre au moins sur le front graphique ; les phases toniques sont séparées par les nécessaires temps de repos destinés à introduire de nouveaux concepts ; Les Portes célestes se paye même le luxe d'offrir à son lecteur un temps de tension croissante morcelé entre plusieurs chapitres où les masques tombent et où le Seigneur de Latroce - principal ennemi de l'Empereur - en vient à révéler son dessein.
C'est ici que le schéma dunien évoqué plus haut se voit réinterprété d'une façon plus originale qu'on ne l'attendait a priori. Le Messie de Dune est la véritable fin de Dune : le triomphe militaire et politique de Paul Atréides n'était qu'une étape qui devait le conduire au sacrifice de son individualité ; sa déchéance et son départ au désert ne sont qu'un sacrifice d'un autre genre qui lui est imposé parce qu'il refuse d'accomplir lui-même son destin et en transmet la lourde charge à son fils Leto II. Ici, la débâcle militaire qui guette l'Empire de Chayin X et qui entraîne son effondrement est la conséquence d'un triple échec : celui des religions établies qui - à cause des effets psychotropes de la Fleur de Dieu - ont renoncé à la notion de salut et se sont faites matérialistes et sécularisées ; celui de la science officielle qui a endossé les oripeaux de la religion - hommage transparent à la Sainte Eglise Industrielle de L'Incal ! - et s'est de toute façon dévoyée dans le commerce de ses propres inventions ; et celui d'un pouvoir impérial qualifié de paresseux, où l'Empereur prolonge son règne depuis une éternité sans réel projet politique... Si les causes de la sclérose ne sont pas identiques à celles que Frank Herbert avait choisies pour son propre Imperium, l'erreur pour Jean-Michel Ré aurait été d'introduire dans son intrigue un personnage messianique et donc de réécrire Dune : c'est ici que le schéma du livre trouve son originalité, car ce qui fait tomber l'Empire n'est rien d'autre au fond que le refus de toute forme de pouvoir centralisé. Le système malade suscite en effet sa propre opposition : l'Empereur voit son Seigneur de la Guerre s'imposer comme pouvoir concurrent - ou pas ; les scientistes voient leur monopole le plus précieux brisé par le piratage d'une faction anarchiste ; les religions organisées quant à elles se voient incapables d'expliquer l'anomalie que constituent le maître soufi-shintō Kobayashi et son mentor, l'Enfant.
Aux trois piliers du système impérial condamné, Jean-Michel Ré oppose donc trois groupes distincts - et qui, bien qu'alliés objectifs, possèdent malgré tout des antagonismes - dont la pensée se voit teintée d'anarchisme à un degré ou à un autre : anarchisme nihiliste du Seigneur de Latroce et de ses clones, anarchisme goguenard aux méthodes parfois criminelles de la Fawdha'Anarchia, anarchisme idéaliste et spirituel de l'Enfant et de ses disciples. La leçon de l'auteur est claire : il n'y a pas de tribuns, il n'y a pas de chevaliers blancs, il n'y a pas de messies, et si l'on prétend faire tomber un Empire mieux vaut que ce ne soit pas en prévoyant d'en construire un autre ensuite. Le propos est cohérent et pertinent, il mérite bel et bien d'être tenu et entendu - surtout de nos jours - et s'il s'éloigne quelque peu des idées de Frank Herbert il ne dénature pourtant pas le décor d'inspiration dunienne adopté par son auteur. Le lecteur découvrira au terme de ce livre - comme à la fin du premier volume - un abondant glossaire qui permet de prolonger mais aussi d'enrichir l'expérience de La Fleur de Dieu : au-delà de quelques détails d'ordre civilisationnel - toujours utiles quand il s'agit d'éclaircir un contexte - il offre aussi, par moments, un éclairage sur la suite que l'auteur compte donner à ce volume central. En effet, si l'anarchie semble avoir gagné à la fin des Portes célestes, la question est posée de savoir à quoi au juste va ressembler le nouveau monde humain. Détruire est simple, reconstruire est parfois complexe, et c'est peut-être là que se trouve la difficulté du projet littéraire de Jean-Michel Ré car faire une proposition revient à sortir de l'ambiguïté : on en conviendra, ce moment-là est toujours délicat...
Commentaires
Je n’ai toujours pas lu Jean Michel Ré,mais j’y songe sérieusement.
Je pense que tout amateur sérieux de "Dune" devrait s'intéresser au moins au premier volume de cette saga... et donc, l'étant moi-même, je ne regrette pas de l'avoir fait. Autant le dire !