Dune (film 2021)
Cette fois-ci, nous y sommes. Après une longue attente (prolongée de surcroît par une pandémie à coronavirus, rien de moins) le Dune de Denis Villeneuve a fait son apparition dans le paysage... et le moment est venu pour les amateurs de prendre enfin pied sur Arrakis pour la première fois depuis la minisérie. Le spectacle fut préparé par un buzz orchestré avec un soin maniaque et l'avalanche de superlatifs de l'équipe ainsi que des bienheureux conviés à des avant-avant-premières était de nature à m'inquiéter : je suis très peu réceptif aux engouements et s'il s'était agi de toute autre oeuvre, j'aurais été au mieux très méfiant voire même tout à fait réticent.
On parlait toutefois de Dune, et j'attendais cet événement non pas depuis 2016 mais depuis bien plus longtemps - 1996 en fait, avec ma découverte du film de David Lynch. Pour parler de Dune comme il va me falloir le faire à présent, une projection ne pouvait suffire : j'y suis donc allé deux fois - dont la première en compagnie de mon petit cousin Valentin, que je salue au passage - histoire de ne manquer aucun des précieux détails du spectacle. Après tout, après dix-huit mois de crise sanitaire dont six de convalescence et pas une séance de cinéma depuis février 2020, je pouvais tolérer une redite !
Résumé :
Sur Arrakis, les Fremen luttent en vain contre l'oppresseur Harkonnen. Ce dernier ne s'intéresse qu'à la précieuse épice que l'on récolte dans les sables du désert planétaire... Mais un jour, l'Empereur lui-même ordonne aux Harkonnen de quitter Arrakis : il a décidé d'en offrir le contrôle à une autre Maison noble. Sur Caladan, le Duc Leto Atréides et sa famille savent qu'ils n'ont pas le choix : il leur faudra quitter leur monde océanique si accueillant pour aller s'exposer aux périls d'une planète hostile. Pour Leto et ses troupes, il s'agit d'organiser l'extraction de l'épice tout en formalisant une alliance avec les Fremen : ces nomades du désert, sans doute plus nombreux que les Harkonnen le croyaient, pourraient représenter un atout décisif dans la bataille qui s'annonce... car le Baron Harkonnen n'a pas renoncé tout à fait à l'indécente richesse que représente Arrakis. Paul, fils de Leto et son héritier, a été formé pour prendre un jour la direction de la Maison des Atréides - mais il a reçu aussi l'instruction Bene Gesserit de sa mère Jessica, qui a désobéi aux ordres de ses supérieures en ne donnant pas une fille au Duc. Il sait que le temps s'égrène jusqu'au jour où il devra présider au destin de sa Maison - mais peut-il se douter d'à quel point ce temps lui est compté ?
Avertissement préalable : cette chronique ne visera pas à comparer le Dune de Denis Villeneuve à celui de David Lynch ou à la minisérie évoqués plus haut. Les adaptations duniennes étant rares, il vaut mieux je crois s'intéresser à chacune pour elle-même - d'autant plus que chacune diffère de façon radicale des autres...
Le Dune de Frank Herbert possède une ambiance bien spécifique, à la fois riche et mal définie. Restituer cette ambiance en style (visuel ou musical) était l'un des problèmes de Denis Villeneuve : la SF imprégnant les cultures populaires, ce film - pour être dunien - devait à la fois prendre des allures familières et s'en détacher. L'image de ce Dune est travaillée avec soin. Personnages et factions disposent de leurs propres chartes graphiques : les Atréides sont ceux qui laissent la plus grande impression de familiarité, sensible dans leur style militaire mais aussi dans celui de leurs autres tenues qu'elles soient de cérémonie ou de détente ; les Harkonnen quant à eux semblent sur le fil du rasoir entre le raffinement et la sauvagerie, la sophistication et la brutalité, leur aspect glabre et parfois androgyne - ambiguïtés qui leur confèrent un caractère aussi repoussant que séduisant, comme les formes d'un cauchemar ; les autres factions entrevues par ailleurs - courtisans impériaux, Guildéens engoncés dans des scaphandres aux casques orangés, Bene Gesserit sous leurs voiles - pouvant s'identifier aussi par leur apparence. Parfois, ces choix de représentation intriguent sans s'expliciter : on est bien ici dans l'ambiance de Dune, où le lecteur ne sait pas si tout sera - ou même si tout doit être - dévoilé un jour. Les engins, les combats et les vers sont tout aussi soignés : les ornithoptères prennent des formes d'odonates et y gagnent un aspect gracile mais fragile ; les boucliers rougissent quand on les perce d'une lame lente ; le Shai-Hulud s'éloigne de façon décisive des représentations trilabiées que les illustrations de John Schoenherr avaient imposées dans la mémoire collective - et il cesse enfin d'être un vulgaire ascaris de l'espace. Le Dune de Denis Villeneuve se fait aussi spectacle sonore, dont on se demande comment la bande-son impressionnante - capable de faire vibrer les cavités internes si l'on se tient trop près des caissons de basse ! - pourra être appréciée lorsque le film arrivera sur les petits écrans. Au-delà de cette expérience musicale qui tape toujours juste, quelques astuces viennent rappeler que le livre lui-même réserve une place inhabituelle au son et à la parole (on rappellera ici que l'Histoire des Fremen est dite "orale" et qu'elle n'est donc pas transmise par l'écrit). Tout d'abord avec la représentation de la Voix, qui ne se résume pas à l'usage d'un vocoder, et conduit le spectateur à comprendre en amont que quelque chose va se produire : et en effet, on constate que l'ordre donné contient sa propre mise en oeuvre... mais aussi par le jeu sur la communication humaine - on rappellera que Dune est aussi un roman sur les langages, comme je le montrais ici - et l'irruption de différentes langues parlées (dont l'une au moins, sonnant comme une langue à tons, me semble pouvoir être du chinois) ainsi que d'un langage-corps utilisé par Paul et Jessica dans les moments de danger. Ce Dune parvient en fait à nous conduire ailleurs, et de bien des façons.
Mais Dune, c'est aussi une narration assez inhabituelle - non tant par l'originalité de ses formes que par l'importance des ellipses qui finissent par la caractériser. Denis Villeneuve adapte la chose de façon linéaire avec des pertes, simplifications ou rajouts de scènes ponctuelles. Ceci implique une restriction de certains aspects de l'intrigue, avec par exemple omission des tensions au plus haut niveau de la Maison des Atréides qui se font jour peu de temps avant l'invasion par les Harkonnen, ce que l'on ne peut que regretter dans la mesure où l'imminence du coup fatal n'est plus accompagnée d'une distraction accrue des personnages principaux. Les dialogues intérieurs si chers à Frank Herbert ne sont pas retranscrits : si l'on peut en comprendre le pourquoi d'un point de vue de lisibilité (voire de faisabilité), on regrettera de perdre par la même occasion le coup d’œil permanent qu'ils offrent sur l'état d'esprit et le niveau de compréhension des personnages puisqu'ils confèrent au lecteur une forme d'omniscience, alors que celle du spectateur sera de ce fait plus limitée. Malgré tout, ce Dune restitue à sa façon quelque chose de l'art herbertien de l'ellipse, mettant à contribution parfois les choix graphiques évoqués plus haut : à la présentation du bouclier, faite en passant de la scène d'entraînement de Paul par Gurney Halleck, répond la mise en oeuvre de tactiques militaires vouées au contournement de cet instrument défensif - que ce soit par des armes de poing ou par des bombardements. Une fois compris que c'est la lame lente qui pénètre le bouclier, il devient facile de déduire comment un dard empoisonné ou une bombe peuvent être adaptés à sa présence... et comment un vétéran tel que Duncan Idaho peut se débarrasser d'un projectile ralenti. L'irruption de certains personnages dans les visions de Paul, bien des scènes avant leur apparition en personne, vient en asseoir la familiarité bien que leur passage à l'écran soit court - et prépare aussi les futurs questionnements sur la nature de la prescience. En réalité, si cette narration est en apparence fragile, c'est qu'elle tâche d'être à deux niveaux puisqu'elle s'adresse à la fois au néophyte et au lecteur de Dune... Au fond, son principal défaut pourrait être son relatif refus de la prise de risque : elle prépare la suite, mais lui lègue des problèmes qui seront difficiles à résoudre.
Dune, ce sont enfin des idées dont on n'a toujours pas fait le tour depuis 1965. Ce Dune met en son centre - et à juste titre - la figure de Paul Atréides, héros en puissance de l'histoire, mais il le fait de façon peut-être trop appuyée. Avec la simplification de l'intrigue évoquée plus haut, le barycentre qu'est Paul se change en puits de gravité : voici que le film se fait le spectacle de la première vie du héros (celle de la formation initiale) et s'interrompt quand commence la deuxième vie, au moment de la mise à l'épreuve. L'importance accrue de Paul a des conséquences pour les personnages qui lui sont les plus proches : ainsi le Duc Leto est-il enfermé dans le destin tragique dont il perçoit l'inéluctabilité comme l'imminence, et Jessica ne parvient-elle à exister tout à fait que dans les scènes où elle sort du jeu de la concubine Bene Gesserit et révèle sa douleur existentielle. La plupart des personnages secondaires sont eux aussi affectés par le pouvoir d'attraction de Paul ; en revanche, le Baron Harkonnen parvient à exister hors de son aura, au point qu'il éveille même des interrogations inattendues : comment au fond pareil personnage - fragilisé par un handicap physique, et peu scrupuleux de sa propre parole - parvient-il à se maintenir à la tête d'une puissance interstellaire sans être abattu par ses concurrents internes et par ses ennemis extérieurs ? C'est dans ce tableau où la vulnérabilité masque la force que le personnage devient inquiétant et s'affirme comme le pire ennemi auquel pouvaient se frotter les Atréides. L'impuissance chimique du Duc, attablé nu à une parodie de dîner d'Etat quand en face de lui son ennemi se goinfre des produits de sa propre cuisine, restitue fort bien le danger que représente le Baron dont l'image grotesque dissimule la mortelle rouerie - laquelle, comme le montre bien la scène de la guérison, se joue même des imprévus ! Ces relations entre personnages, bien qu'affectées par le statut de Paul, restituent pourtant les idées que Frank Herbert avait choisi de mettre en avant : la première partie de Dune prépare la suite, laquelle questionnera de plus en plus la position du héros, son rôle et même sa nature... et ce film parvient à poser les bases des trois dimensions essentielles de Paul Atréides une fois devenu le chef des Fremen. Muad'Dib, c'est la guerre sainte - que Frank Herbert appelle "Jihad" - et donc le renversement par la violence des institutions d'un Imperium perçu comme corrompu ; c'est aussi la relation avec Chani qui ne cesse de le connecter à une humanité dont il s'éloignera de plus en plus ; et c'est enfin la connaissance des périls qui pèsent sur lui malgré sa puissance, la gloire qu'il recherche après la chute de la Maison des Atréides contenant les germes de sa propre déchéance ou peut-être même sa mort. Énigmatique, enfin, est l'absence de l'antagoniste Feyd-Rautha dont la rencontre avec Paul constitue le climax de Dune : la chose intrigue les fans qui savent que, d'une certaine façon, l'un et l'autre sont les deux faces d'une médaille. Cette absence constitue sans doute un péril pour la seconde partie : comment la justifier ? Néanmoins, la fine sélection des idées venue du texte est tout à fait positive : tout ne pouvait pas être dit en un seul film - et celui-ci ne perd jamais de vue son propre sujet.
Tout bien considéré, il faut admettre que Denis Villeneuve livre au public un Dune sans défaut fonctionnel majeur ou grave. Cette prouesse permet au film de trouver une individualité, voire une singularité dans sa façon de respecter l'oeuvre : les quelques écarts, tels que la féminisation du personnage de Liet Kynes commentée a priori de façon un peu trop acide par certains fans, pouvant somme toute supporter une justification ultérieure. En réalité, il s'avère que la résolution de bien des questions soulevées ici semble avoir été remise à la suite et l'on se demande alors s'il reste assez de degrés de liberté pour qu'elle soit viable... L'histoire de Dune est connue du lecteur, et l'on peut se demander si Denis Villeneuve pourrait vouloir jouer de narrations dans la narration par exemple pour expliquer l'absence de Feyd-Rautha - le recours au flashback semblant pour le coup très périlleux... à moins qu'il ne s'agisse de prendre plus de distance au texte ? A ce stade, on pourra conclure que ce Dune est un objet mieux que convaincant et à même de fasciner... mais que les problèmes qu'il pose, s'ils sont faciles à formuler, seront sans doute plus difficiles à résoudre.
Ne manquez pas les avis de : FeydRautha, Lorhkan...
Commentaires
Faut que j’aille le voir.L’article du journal Le Monde était un peu mitigé mais faut laisser le temps au public qui n’a pas encore repris
le chemin des salles obscures après la pandémie.
Sinon note aussi l'absence de l'Empereur et du Comte Fenring.
Jamis est aussi présent en tant qu'ami de Paul dans une de ses visions, une manière élégante d'illustrer un possible, dommage que sa cérémonie mortuaire ne soit pas dans le film.
Liet obtient une fin épique contrairement à celle ironique du roman.
Sinon le film est très beau visuellement, les images sont extrêmement soignées et la bande son originale et adaptée. J'ai vraiment passé un bon moment.
Merci pour ton retour sur le film en tout cas, et j’espère comme toi que nous bénéficierons d’une suite à la hauteur…
La moisson d'épice n'est pas trop claire à l'écran non plus pour les néophytes, on voit qu'ils tamisent du sable, et ils nous disent que ce sont des sables riches en épice, mais c'est tout, ça ne se traduit pas visuellement, ou alors je suis passé à côté (c'est possible).
Visuellement justement, ce film est quelconque. Et la bande son réussit le tour de force d'être ridicule, dispensable et oubliable.
La bande-son est souvent citée comme l'un des points faibles du film. Je dois dire qu'il me reste à l'écouter indépendamment pour me faire une idée, à ce stade, mon impression est qu'elle ne s'impose pas aux côtés des images...
D’ailleurs les jeunes qui vont voir le film n’ont peut-être pas tous lu le roman.
Ce film est aussi bien destiné aux Duniens qu'aux néophytes. Comme tu le dis, des manquements et des écarts laisseront toujours dubitatifs les fans et place à la critique, mais tous pourront apprécier le spectacle proposé par Denis Villeneuve, qui a évidemment le mérite de tenter de relever le défi de la transposition d'une oeuvre qui ne l'est pas...
Je trouve que la très bonne idée, dans cette histoire, c'est d'avoir cherché une narration à deux niveaux. C'était la solution pour éviter de refaire un Lynch qui, au fond, satisfaisait les fans plus que les néophytes...
Pour ma part, j'en suis réduit à attendre le DVD (et ses bonus éventuels), même si j'ai bien noté que la visio sur grand écran sera toujours plus "appréciable" qu'un visionnaire sur écran TV...
Bah, en attendant, je peux toujours relire la saga (et ses "prédelles")...
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Quant à la lecture des préquelles, ma foi, tu es libre de savoir si tu aimes te faire du mal ou non :P