La guerre du pavot
Voici un livre qui végétait en pile à lire depuis un peu trop longtemps (deux ans au bas mot). Il était temps, je crois, de lui faire un sort !
Résumé :
L'Empire de Nikara : un pays-continent, immense et riche... mais décadent et fragilisé par la récente "Seconde Guerre du Pavot" qui l'a opposé à la redoutable Fédération de Mugen, un état insulaire voisin. Rin est l'une des orphelines de cette guerre gagnée sur le papier par l'Empire de Nikara : élevée par une famille désignée à cette fin, son destin semble tout tracé. Pourtant, elle refuse d'être mariée contre son gré : sa seule échappatoire sera la redoutable académie de guerre, seule école gratuite accessible par les concours méritocratiques. Arrivée à la capitale impériale de Sinegard contre toute attente, elle va découvrir que son école militaire va réclamer bien plus d'elle que le concours lui-même... Et qu'au-delà des rencontres susceptibles de changer sa vie, elle pourrait un jour être amenée à tenir le sort de son pays et même du monde entre ses doigts...
Commençons, une fois n'est pas coutume, par critiquer le choix de l'image de couverture. Qui s'aventurerait à lire la quatrième de couverture pourrait imaginer que le personnage représenté ici est Rin... mais qui vient à lire quelques pages du texte se rendra compte bien vite que cela ne peut pas être le cas. Dans ces conditions, qui est ce personnage et pourquoi illustre-t-il ce livre ? Deux questions qui ne pourront obtenir de réponse une fois la dernière page tournée, laissant donc une impression étrange.
Celle-ci mise à part, mieux vaudra se pencher sur l'univers étonnant décrit ici. L'auteure de La guerre du pavot est historienne et sinisante : des qualités qui résonnent dans son premier roman, et en particulier à travers son worldbuilding original. L'argument initial de La guerre du pavot fait penser de façon irrésistible au fameux système des examens impériaux chinois, qui a permis le recrutement des fonctionnaires de la cour pendant près de deux mille ans ; l'opposition entre Nikara et Mugen évoque la rivalité entre Chine et Japon qui finit par donner lieu à l'un des théâtres d'opération de la Seconde Guerre Mondiale ; le pavot éponyme enfin rappelle que les puissances occidentales s'appuyèrent sur le monopole de l'opium pour affaiblir la Chine des Qing. L'Empire de Nikara où vit Rin est un colosse aux pieds d'argile, affaibli par les circonstances historiques - dont certaines semblent mensongères - mais aussi par sa propre structure : comment ne pas penser à la période historique désastreuse que la Chine connut des traités inégaux jusqu'au déménagement du gouvernement du Kuomintang à Taiwan ? Et en effet, la nouvelle guerre qui s'ouvre entre Nikara et Mugen évoque bel et bien notre Seconde Guerre Mondiale où les populations civiles eurent tant à souffrir des ambitions impérialistes de l'Axe... atrocités comprises, décrites sans complaisance mais néanmoins de façon clinique.
Au sein de cet univers cruel - taillé de principes immuables, recuit de haines anciennes et assaisonné de trahisons - Rin possèdes quelques atouts inhabituels. On est dans un roman de fantasy, et celle-ci intègre ici une forme de magie puisque certains de ses personnages ont accès à une réalité d'ordre supérieur. Cet accès peut s'enseigner - à travers une matière obscure, les Savoirs traditionnels, qui subsiste à l'académie militaire de Sinegard malgré le mépris que lui vouent certains professeurs. Sans surprise, Rin possède les aptitudes requises pour suivre cet enseignement mal compris : le roman d'école militaire tourne alors au roman d'école de magie. On est toutefois bien loin d'un Harry Potter, en ce sens que si le chemin de Harry est parfois douloureux, celui de Rin est toujours fait de souffrance. Ses supérieurs, le passé de son pays et son destin lui-même se liguent en effet pour la maintenir dans un état de souffrance permanent : souffrance physique - dont la plus triviale est celle des règles, qu'elle parvient à s'épargner au prix d'un sacrifice auquel le lecteur ne s'attend pas et qui annonce en fait que le pire est à venir - mais aussi psychologique. Les moments de répit sont rares et s'espacent de plus en plus, au point où l'on comprend que Rin et ses différents cercles d'amis ont été sacrifiés peut-être même avant leur naissance. Après tout, l'Empire de Nikara est fondé sur plus d'un mensonge, et la souffrance de ceux qui le servent provient aussi de cette réalité-là... L'opposition entre Nikara et Mugen semble se jouer dans cette approche différentielle de la réalité. A Nikara, on admet - pas toujours de bon gré - l'existence d'une réalité transcendante et l'on se pose volontiers la question de savoir s'il faut ou non permettre aux entités qui la peuplent de s'infiltrer dans la nôtre, ce qui est la condition de leur utilisation. A Mugen, la spiritualité fonctionne selon des règles très différentes et les croyances n'intègrent pas cette réalité d'ordre supérieur. On a presque envie de se dire que ce qui oppose Nikara et Mugen, au fond, c'est l'acquisition par le second d'une forme rudimentaire de rationalisme - lequel refuserait l'existence de faits inaccessibles aux sens humains - qui aurait accouché d'une aberration militariste et raciste. Rin cesse d'être matérialiste lorsqu'elle fait le choix d'étudier les "Savoirs traditionnels" : tout ce livre finit par expliquer comment son voyage l'amène elle aussi à une aberration qui la retranche de l'humanité...
La guerre du pavot est l'ouverture d'une trilogie : on se dit qu'il faudra bien plusieurs livres en effet pour permettre au personnage de comprendre qu'accepter de se détruire soi-même, c'est accepter de détruire l'humanité toute entière. La leçon est en tout cas dure et passionnante, comme le sont les pages d'histoire qui décrivent une bonne partie du XIXème et du XXème siècle chinois.
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