Blake et Mortimer tome 29 : Huit heures à Berlin
Comme souvent, la période de Noël est celle où l'on voit surgir sur les rayons des librairies un nouveau tome de Blake et Mortimer. J'ai déjà dit plusieurs fois les sentiments un peu ambivalents que m'inspirent ces BD où les personnages créés par Edgar P. Jacobs sont réutilisés par des auteurs contemporains et parfois récurrents (c'est d'ailleurs le cas ici d'Antoine Aubin). Comme on va le voir, le présent album correspond à un cas très particulier.
Résumé :
Alors même que Mortimer s'apprête à s'envoler pour l'Union Soviétique où une collègue est en train de mettre au jour les restes de la civilisation d'Arkhaïm antérieure à celle des peuples italiques, Blake se rend incognito à Genève, où l'attendent plusieurs des maîtres-espions des nations majeures de l'OTAN : même la RFA, pas tout à fait rentrée en grâce auprès de ses protecteurs occidentaux, doit participer à la réunion. C'est toutefois bien des surprises qui attendent les deux amis séparés par la distance : à l'Est, Mortimer va découvrir que ses collègues ont mis au jour un secret très dérangeant sous la forme de cadavres enterrés de façon récente à l'emplacement des fouilles... et à l'Ouest, Blake va constater que quelqu'un a semble-t-il infiltré les réseaux d'espionnage de l'OTAN et compromis une opération capitale aux intérêts américains. Qui tient entre ses mains le sort du monde ? Et où celui-ci va-t-il se jouer, sinon à Berlin où les deux blocs se font face de part et d'autre d'un mur tout juste érigé ?
Les deux anglais les plus célèbres de la BD franco-belge sont souvent, au cours de leurs aventures, séparés par la distance - quand ce n'est pas le temps - et sont par conséquent amenés à résoudre chacun de leur côté une énigme dont les aspects finissent par concorder entre eux. La SF y joue un rôle plus ou moins marqué - il est ici assez léger mais néanmoins présent - et dans la plupart des cas c'est à Mortimer qu'échoit le versant scientifique du problème, Blake de son côté devant se pencher plutôt sur son aspect militaire. L'interférence d'Olrik, méchant récurrent pétri de haine à l'encontre des deux héros, vient garantir l'irruption d'obstacles sur le chemin de la résolution : d'ailleurs, c'est lui le premier personnage capital de la série à faire son apparition, au début du Secret de l'Espadon ! Il s'agit en réalité d'une véritable chorégraphie sans laquelle Blake et Mortimer ne serait pas ce qu'elle est : ce fait a été très bien intégré par les auteurs ayant pris la relève depuis un quart de siècle et si certains d'entre eux ont pu chercher des écarts à la règle - avec parfois plus ou moins de bonheur - force est de constater que les albums les plus réussis jusqu'ici sont ceux qui ont su respecter cette narration si particulière. Le présent album y satisfait à la lettre et il n'y a pas une page ni même une case qui ne se justifient pas d'elles-mêmes. La présence de personnages secondaires déjà connus inscrit l'album dans le mythe ; celle d'ennemis nouveaux créés pour le besoin de l'intrigue lui offre sa singularité ; celle de personnages historiques nous rappelle que dans l'esprit de Jacobs Blake et Mortimer devait parler avant tout du présent, car la SF est une littérature du réel. D'un point de vue graphique, cet album - comme presque tous ses prédécesseurs - converge avec ceux de Jacobs et parvient même à mettre en exergue, à la faveur d'une hallucination chimique imposée à Mortimer, la capacité de son trait à évoquer le cauchemar. C'est donc, d'un point de vue technique - tant narratif que graphique - une réussite si parfaite qu'elle impose l'admiration.
Sa perfection technique suffit-elle à faire de cet album un bon Blake et Mortimer ? Le lecteur se sentira porté par celui-ci de sa première à la dernière page, car tout coule de source et les temps de respiration ne peuvent être qualifiés de morts, si bien que le moment arrive très vite où l'on est en mesure d'avoir un regard global sur cette nouvelle histoire... et voici que l'on se met à s'interroger. L'univers de Blake et Mortimer s'ouvre par le récit d'une troisième guerre mondiale presque au lendemain de la seconde bien réelle, et l'ensemble de la continuité historique de la série en porte la marque puisque Mortimer y est avant tout l'inventeur de l'Espadon et que les premières rencontres y introduisent des personnages - du fidèle Nazir au perfide Razul - qui ne cesseront de croiser le chemin des héros pendant leurs longues années d'activité sans pour autant que Jacobs insiste sur leur passé commun. Or ici, les huit heures à Berlin éponymes sont celles au cours desquelles J. F. Kennedy prononça son célèbre discours : il faut donc admettre que malgré le lourd passé qui est celui des personnages de la série, les événements de celle-ci se parallélisent désormais à ceux de notre propre Histoire... Dire qu'il est difficile d'y croire tient de l'euphémisme : si l'argument des doppelgängers ne manque pas d'intérêt pour construire le problème auquel s'affrontent les deux héros, il ne suffit pas à maintenir la suspension d'incrédulité requise par l'ensemble. Et si Blake et Mortimer sont bien sûr incapables de remettre la chose en question parce qu'ils ne brisent jamais le quatrième mur, on a parfois l'impression qu'au contraire Olrik perçoit que quelque chose ne va pas. Le méchant n'affectionne-t-il après tout pas les monologues débités face au lecteur ? On en vient en réalité à se demander si son désir nihiliste n'exprime pas celui des auteurs de l'album de mettre fin à l'expérience, une bonne fois pour toutes, surtout dans la mesure où sa position exacte au cœur du complot contre le monde reste si mal définie !
Quelles qu'aient été les intentions inconscientes ou non des auteurs, il est donc évident qu'ils ont produit un album paradoxal, dont la perfection formelle souligne les défauts acquis par la série au fur et à mesure de ses extensions. Blake et Mortimer vit, c'est certain, et cet album est magnifique - mais savoir si Jacobs aurait pu le signer l'est moins...
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