Eversion - Alastair Reynolds

Cette lecture constitue ma première participation au Summer StarWars Andor ! Alastair Reynolds est déjà passé par ici, et je commence à me faire la réflexion que chacun de ses textes parvient à être fort différent des précédents...
Résumé : 
Silas Coade : un médecin de bord, embarqué sur la Demeter, pour une mission privée qu'un richissime (et louche) individu nommé Topolsky conduit à la recherche d'un mystérieux Edifice signalé par une expédition précédente. Plusieurs autres personnalités se trouvent à bord : le colonel Ramos en charge des questions de sécurité, le mathématicien Dupin que la géométrie de l'Edifice fascine déjà, le capitaine Van Vught... et l'agaçante Ada Cossile, qui ne cesse de remettre en question les aspirations littéraires du médecin. Mais dans quelles mers la Demeter navigue-t-elle : est-ce l'océan Arctique ? le Pacifique Sud ? l'atmosphère terrestre ? l'océan subglaciaire d'Europe ? Et à quelle époque la dangereuse exploration se tient-elle ? Alors que l'Edifice que recherche Topolsky se dévoile peu à peu comme un piège monstrueux, Silas Coade saura-t-il trouver en lui la ressource nécessaire à l'accomplissement de sa vraie mission ?
Les étoiles de mer pratiquent une forme de digestion externe appelée stomach eversion par les anglo-saxons : elles réalisent une dévagination de leur estomac, mettant leur muqueuse digestive au contact de leurs proies, puis réintègrent l'ensemble une fois la matière alimentaire digérée. Le processus est peu ragoûtant selon la sensibilité humaine - il est vrai que notre estomac opère sa digestion en cachette et exige par conséquent qu'on lui fournisse la matière alimentaire découpée entre autres par le travail des dents - qui n'apprécie pas que l'on trouble l'ordre de son monde : l'intérieur, c'est "fait" pour rester à l'intérieur, et non pour se retrouver... à l'extérieur. Eversion annonce donc dès son titre qu'il s'agit de retourner différentes choses comme des doigts de gant : les perspectives intrinsèques (et donc les enjeux) du texte... mais aussi les a priori du lecteur.

La littérature forme en effet celui-ci : de livre en livre, on apprend à construire des grilles d'analyse des textes que l'on digère. Ainsi, le lecteur prend l'habitude de détecter les personnages capitaux et de caractériser les relations qui les unissent, puis de cerner les concepts centraux du texte et d'en comprendre l'argument : le schéma d'ensemble correspondra au produit cartésien des trois. Une tendance forte chez les auteurs consiste par conséquent à jouer avec ces habitudes : si les résultats de leurs expérimentations ne sont pas toujours heureux (et s'apparentent même parfois au foutage de gueule) ici Reynolds montre bien vite qu'il a l'intention d'égarer son lecteur jusqu'à une révélation finale... et qu'il sait comment s'y prendre. Autour des concepts archétypaux d'Eversion - une expédition d'exploration, un Edifice à l'architecture cyclopéenne, peut-être non euclidienne et en tout cas non humaine... et un équipage pluridisciplinaire chargé de le découvrir et de l'étudier - se greffent des ambiances fort différentes : ère de l'opium au début du XIXème siècle avec l'ambiance arctique de la première phase du récit, ère de la morphine avec la relocalisation en Patagonie (sans doute) pour la seconde phase, puis ère du radium avec le récit quasi-steampunk de la troisième et enfin ère de la cyber-médecine spatiale pour la quatrième... Le lecteur admet, au fur et à mesure de sa lecture, que chaque phase précédente est remise en question par le nouveau récit - mais pourtant, y en a-t-il un dans le tas qui soit moins digne de foi que son successeur ? Et si le récit du médecin de bord est morcelé, s'agit-il d'un effet secondaire de sa consommation de substances ou de ses prétentions littéraires... à moins qu'il n'y ait quelque volonté inconsciente chez lui d'accommoder quelque traumatisme, et si oui, duquel s'agit-il ?

Narrateur peu fiable bien que médecin mieux que capable (et pour cause), Coade égare le lecteur - ou plutôt, ce qui revient un peu au même, le guide à travers les méandres de sa mémoire corrompue et de ses refus successifs d'envisager la réalité. Les constantes qui apparaissent au cours des différents récits constituent donc les points d'ancrage auquel on se raccroche pour mieux comprendre : cette quête possède un objet (l'Edifice), des partenaires (l'équipage auquel Coade appartient... ou pas) et surtout des péripéties létales. Au fond, ces points d'invariance que l'on identifie assez vite sont ceux qui masquent le plus longtemps la vraie nature de Coade et de Cossile. D'une façon assez étonnante, celle de l'Edifice n'a au contraire pas de réelle importance : le médecin ne s'y intéresse pas tant pour elle-même que pour les dommages que cet artefact inflige aux membres de l'expédition... puisque l'horreur, pour le médecin, se niche au fond toujours dans les conséquences de la pathologie plutôt que dans ses causes. C'est ainsi que pour le lecteur, forcé de prendre en compte le témoignage étrange de Coade, le récit de l'accident et du sauvetage partiel prend presque les formes d'un manifeste. Face à des problèmes impossibles - semblables par exemple au dilemme du tramway - bon nombre d'esprits humains calent ou donnent des solutions aberrantes : le trajet intellectuel de Coade, qui passe du déni au refus conscient puis à l'action volontaire, montre que la raison peut parfois effrayer - surtout lorsque celle-ci conduit, afin d'exposer la réalité, non à décortiquer ce qui la masque... mais plutôt à la dévaginer comme un estomac d'étoile de mer.

Multipliant les dimensions tant narratives que thématiques, Eversion se révèle aussi brillant qu'inquiétant. Exigeant vis-à-vis du lecteur, il pourra dérouter... mais les problèmes déroutants ne sont-ils pas aussi les plus intéressants ?

Ne manquez pas les avis de : FeydRauthaGromovarCélinedanaë, Lorhkan, Le Maki, Yuyine, Albedo, ...

Commentaires

shaya a dit…
Un excellent roman ! Merci pour cette introduction de digestion, c'est instructif :p
Anudar a dit…
Il est bien fichu, hein ? Merci à toi :)