Le pays sans lune - Simon Jimenez

Voici le deuxième des titres qu'il me restait à lire dans la shortlist du Prix des Blogueurs 2023.
Résumé : 
Le Vieux Pays souffre d'une sécheresse sans précédent. A la capitale, son Empereur - adoré comme un dieu par le culte officiel - se préoccupe bien peu des souffrances de son peuple et s'apprête à entreprendre une tournée officielle jusque dans ses colonies outre-mer. Obnubilé par son désir d'immortalité physique, le voici soudain préoccupé par la disparition d'un de ses animaux de compagnie : un événement qui l'amène à visiter le plus profond de ses cachots, où sa prisonnière la plus précieuse est gardée par le plus talentueux de ses petits-enfants. Ce que l'Empereur ne sait pas, c'est que la prisonnière en question trame sa propre évasion... et qu'elle sait pouvoir compter sur des alliés inattendus dans sa fuite. A commencer par le chaos qui va bientôt régner sur le Vieux Pays tout entier...
Un univers cruel et proche de la dystopie, une sécheresse peut-être pas organisée mais dont les puissants se désintéressent car elle ne les concerne pas : voici un paysage qui n'est pas sans faire penser au despotisme hydraulique décrit par certains historiens comme l'un des types de contrôle des populations... et qui constitue l'une des matrices de Dune. Le Vieux Pays de cette histoire ne va pas bien, et si le constat est immédiat - il est possible d'y mourir pour les besoins de la vérité officielle, bien que l'Empereur lui-même n'y croie pas - les raisons n'en sont pas claires d'emblée. Pour comprendre, il faudra entreprendre ce road-movie presque minuté où deux compagnons de rencontre - un prince du sang impérial et un aventurier, tous deux marqués à leur façon par le destin et l'infortune - vont accomplir l'inimaginable : mettre à bas non une simple tête ni même ce qui fait le système... puisqu'il s'agit d'en faire s'en effondrer toutes les structures de pouvoir. Changement de culte, basculement des centres de gravité politiques, remise en question même de la géographie : à la stase mortelle imposée par le despotisme impérial, s'oppose un chaos peut-être tout aussi dangereux mais en tout cas plus propice aux évolutions.

Dans cette construction - qui, à nouveau, n'est pas sans faire penser à l'argument de Dune - se pose de façon lancinante la question des origines de cet ordre néfaste qui se reproduit d'une génération impériale à l'autre. Le Vieux Pays est dit aussi sans lune : dans le ciel nocturne, son absence fait comme une brûlure qui rappelle aux gens qu'autrefois, le monde était différent. Une lune tombée du ciel, un Empereur que par métaphore on appelle Soleil Souriant, et un océan jaloux : quand le schéma se met en place, le lecteur vient à comprendre la transgression dont le premier Empereur s'est jadis rendu responsable, imité ensuite par chacun de ses successeurs. L'Impératrice, épouse et mère de l'Empereur, est une composante aussi méprisée qu'essentielle au culte et au pouvoir impériaux. De ce viol assumé de l'ordre naturel ne peut sortir que du malheur : la tragédie se noue quand l'Empereur, au lieu de recevoir un seul fils en échange de sa semence, en voit arriver trois entre lesquels sont partagés les différents aspects de son pouvoir spirituel... nouvelle promesse de transgression, plus affreuse encore, dans la mesure où les triplés sont désignés comme des Terreurs que distingue une numération ordinale.

D'un point de vue narratif et stylistique, un soin méticuleux est accordé à cette construction étonnante. Le lecteur bénéficie souvent d'un point de vue interne provenant des pensées - parfois, les dernières - de spectateurs anonymes de l'action du moment : cette histoire est au fond une pièce de théâtre grandeur nature, jouée (ou rejouée) par des acteurs dont certains proviennent d'un futur lointain par rapport au présent de l'intrigue. Un pièce de théâtre qui est jouée pour - et peut-être aussi par - des individus partageant un lien familial avec certaines des figures évoquées parfois en passant. Étonnante, cette construction l'est aussi sur le plan de l'imagination mise en oeuvre : le Vieux Pays est un univers de magie, où les dieux (ou en tout cas les demi-dieux) marchent parmi les hommes et où les animaux parlent (ou du moins certains d'entre eux). Mais cette magie est mise au service de l'oppression impériale : les dieux eux-mêmes sont prisonniers d'engagements pris dans un passé reculé, leurs pouvoirs sont mis au service du dérèglement du monde, et les tortues parlantes ne font que colporter la bonne parole de l'Empereur. C'est ainsi que, parfois, l'hybris des hommes vient dénaturer jusqu'à la magie.

Le pays sans lune est donc une oeuvre complexe qu'il faut comprendre dans sa dimension archétypale. Dans leur quête pour le rétablissement d'un ordre naturel contrefait, le prince au tatouage et l'aventurier mutilé comprendront que la récompense au bout du chemin est tout aussi évidente qu'implacable : libérer les corps, les âmes et le monde... c'est permettre à chacun de vivre sa propre humanité. Rien de moins.

Ne manquez pas non plus les avis de : Cédric, EleenanOu, Gromovar, Lorhkan...

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