Instanciations - Greg Egan

A nouveau Greg Egan, cette fois-ci dans le recueil Instanciations qui m'a été offert par son éditeur. Au vu des liens puissants - voire même organiques - entre les trois textes qui le composent, il me semble pertinent de le critiquer sans en recourir aux formes habituelles de ce blog.
 
Dans Instanciations, des êtres humains - ou qui pensent l'être - s'éveillent dans des mondes qu'ils interprètent volontiers comme très hostiles voire même aberrants : paysages sculptés suite à une catastrophe incompréhensible ; ruelles d'un Londres victorien où le petit peuple cherche à échapper aux sadiques et autres vampires en goguette ; cafés distingués de Vienne post-Anschluß où des adeptes de la philosophie mathématique guettent leurs proies nazies... Dans les mémoires de ces acteurs souvent épouvantés, une collection de souvenirs sans queue ni tête et surtout aucune identité fiable sinon celle qu'ils se construisent eux-mêmes. Face à eux, d'autres acteurs tout aussi déboussolés qu'eux-mêmes... mais qui peuvent leur expliquer le secret de ces univers truqués. Sagreda, née au monde à l'intérieur d'une grotte constituant un abri précaire face à une gravité devenue folle, apprend vite qu'elle n'a d'humain que ses connaissances générales... puisqu'elle n'est rien d'autre qu'une intelligence artificielle et que son rôle est d'interagir de façon convaincante avec les vrais êtres humains qui, parfois, viendront lui rendre visite... car son monde n'est qu'un jeu vidéo de troisième ordre au sein d'un portail qui en comporte beaucoup d'autres tout aussi médiocres.
 
Instanciations se déroule dans un avenir mal défini où la convergence entre l'informatique et les neurosciences a permis de créer, à partir d'archives médicales tombées dans le domaine public ou vendues à bas coût, des bots de conversation - des comps - mieux que convaincants. Par ailleurs, des sources littéraires d'un intérêt discutable - elles aussi accessibles au moindre coût - permettent de construire les univers de jeu en réalité virtuelle où les faire évoluer... ou plutôt, dont les joueurs peuvent leur nuire à leur gré. Car en effet, si les comps sont des intelligences artificielles que leur lointain héritage humain - jadis imprimé dans des cerveaux vivants, désormais numérisé dans des banques de données - rend plus satisfaisantes à exploiter... cela veut dire que le client aura la garantie d'une expérience exceptionnelle (à peu de choses près, c'est d'ailleurs le nom de l'entreprise en question) et ce quels que soient ses goûts, y compris s'ils sont sinistres. Mais si les comps sont au service des clients, ils sont surtout les esclaves de leurs concepteurs : la mort dans le jeu, cela signifie le remplacement par un autre PNJ... et si l'un d'entre eux cherche à sortir des limites imposées par le scénario, il est là aussi très simple de lui substituer un comp moins récalcitrant.

Le cyberpunk est à son meilleur lorsqu'il ne se résume pas à une ambiance, mais qu'il questionne en plus les relations de pouvoir et de subordination. Qu'exploite-t-on, au fond, quand on fait tourner un comp renouvelable à volonté: ses lointains progéniteurs humains et donc, une forme aliénée d'humanité ? Un simple mécanisme ayant le malheur d'être conscient de lui-même ? Autre chose, ou tout ce qui précède à la fois ? C'est ainsi que les comps utilisés contre leur gré pour divertir des clients font figure de prolétariat numérique, d'autant plus que certains de leurs pairs sont exploités ailleurs, et selon parfois d'autres modalités tout aussi cruelles. Si à la base de leur exploitation se trouve l'aliénation - la production d'un comp se faisant, à ce qu'il semble, de façon aléatoire à partir d'un jeu de données standard - celle-ci engendre néanmoins des individualités qui savent espérer une amélioration de leurs conditions d'abord, puis une évasion complète au bout d'un moment. Quelles relations entretenir, dès lors, avec des êtres humains capables parfois d'une certaine forme d'empathie à l'égard des créations qui les servent avec efficience ? La réponse évidente - pour vivre heureux, vivons cachés - pourrait ne pas tout à fait satisfaire la part humaine qui subsiste en chacun des comps... et il pourrait donc exister d'autres réponses dont l'épilogue dévoile une au moins.

Ecrite du point de vue de l'intelligence artificielle, Instanciations montre avec brio que peut-être, les machines sont susceptibles de partager certains objectifs de vie avec leurs créateurs humains... quitte, lorsqu'il le faut, à en recourir à la ruse. Bravo !

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