Isolation - Greg Egan
Résumé :
Nick se souvient du ciel nocturne, celui d'avant la Bulle, qu'il a contemplé dans son enfance. A présent adulte, il vit dans un monde où l'astronomie est une science morte puisque le Système solaire tout entier se trouve coupé du reste de l'Univers. Privée des étoiles en 2034, voici que l'humanité s'est tournée vers les implants nanotechnologiques et les mondes virtuels... Devenu détective privé, Nick est recruté pour enquêter sur l'énigmatique disparition d'une femme en état végétatif : tout laisse à penser qu'elle s'est évadée... alors même qu'elle est incapable de se mouvoir et de parler. Explorant une piste qui le conduit à New Hong Kong, Nick va découvrir que la disparition de Laura implique des firmes nanotech fort discrètes - et que celles-ci coopèrent au sein d'un consortium, l'Ensemble, aux très étranges motivations... Et si quelqu'un avait trouvé le moyen de percer la paroi de la Bulle ?
Voici un livre dont l'argument n'est pas sans faire penser à celui du Spin de Robert Charles Wilson. Les différences entre la Bulle et le Spin éponyme sont toutefois marquées : après tout, le Spin isole au départ la seule planète Terre alors que la Bulle va beaucoup plus loin...
L'approche de chaque auteur présente surtout des différences significatives. Là où Wilson s'intéresse à l'énigme du Spin en tant que tel (ses lecteurs le savent fasciné par les questions de fin des temps...), Egan préfère montrer comment l'espèce humaine désormais enfermée refuse de se laisser aller au désespoir. Bien sûr, une secte propose sa propre lecture (violente et réfractaire à toute forme de raison) des événements de 2034. Nick, ancien policier, porte les séquelles des crimes de cette secte : il est équipé d'implants nanotechs (ou mods) lui permettant d'améliorer son efficicence. Ces implants portent des noms et lui sont accessibles par appel comme des programmes informatiques : dans le texte, ils sont désignés par des lettres grasses, une astuce de narration qui finit par prendre un sens additionnel au fil du développement de l'intrigue. Ainsi, Nick possède un mod nommé Karen qui lui offre la présence réconfortante mais illusoire de sa femme Karen, tuée lors d'un attentat commis par la secte sus-citée. Cette humanité d'un futur proche a donc beau être marquée par une énigme cosmique (la Bulle), elle n'en oublie ni la nécessité d'aller vers l'avant (puisqu'elle explore sa propre intériorité) ni l'impératif de rester connectée à son identité (puisqu'elle admet la douleur intérieure et use de ses progrès pour l'atténuer).
Il me semble qu'Isolation s'apparente au fonds cyberpunk. Il sacrifie en effet à son ambiance générale : la ville de Hong Kong d'avant la rétrocession en 1997 était volontiers la matrice du cyberpunk avec sa forte densité de population, ses immeubles interconnectés aux couloirs labyrinthiques, et ses petits commerces de produits technologiques aux frontières de la légalité ; la New Hong Kong où Nick va conduire la seconde phase de son enquête évoque assez bien sa parente littéraire, et ce n'est pas un hasard si Nick va y subir une transformation conduisant à une dépossession de lui-même... une transformation, ou plusieurs : dans la tradition cyberpunk à nouveau, il devient l'instrument d'une méga-corporation qui lui offre salaire et avantages sociaux en contrepartie de l'implantation extralégale et imposée d'un mod de sujétion ! Comment se libérer quand on porte sa propre prison dans sa tête et qu'on a perdu jusqu'à la capacité de la considérer comme telle ? Certains alliés temporaires de Nick, dans la même situation que lui, proposent une astuce logique ad hoc afin de conserver une forme de libre-arbitre... mais tous restent néanmoins assujettis à autre chose qu'à leurs seuls intérêts. En réalité, l'existence des mods fait basculer cette humanité vers le post-humanisme, et les solutions pour échapper à la sujétion nanotech s'avèrent in fine pousser le curseur encore plus loin.
Mais la fameuse Bulle, qui l'a mise en place ? Et pour quelle raison ? Si les hypothèses ne manquent pas, celle qui semble devoir être la bonne est audacieuse et très originale - à tel point que la dévoiler tout à fait gâcherait le plaisir du lecteur... et on devra donc se contenter de rester évasif. De la physique quantique, je ne connais que très peu de choses - en dehors du fameux la présence l'observateur perturbe la mesure. Cette aptitude est-elle partagée par toutes les intelligences possibles et imaginables ou bien est-elle propre à l'être humain ? Dans ces conditions, ce même propre de l'être humain - menacé par les tripatouillages nanotechnologiques auxquels Nick va de plus en plus contribuer - pourrait bien être la raison pour laquelle des entités extraterrestres ont choisi de refermer la Bulle. De la même façon que le mod de sujétion enferme Nick dans son propre crâne pour l'empêcher d'agir d'une façon qui nuirait à l'Ensemble, la Bulle empêche l'humanité de nuire aux réalités multiples en réduisant leur diversité par ailleurs infinie. Les forces évolutives étant sans doute les mêmes partout dans l'Univers (dérive génétique et sélection naturelle) les créateurs de la Bulle doivent se douter qu'à terme l'humanité finira par développer des adaptations équivalant à un désarmement volontaire. Mais cette humanité qui aurait renoncé à ce qui fait son propre... serait-elle encore humaine ? En d'autres terme, le prix à payer pour que la Bulle disparaisse n'est-il pas disproportionné ? C'est dans ce questionnement qu'Isolation accède au statut de grand livre : il désigne sans dire, explique sans didactiser, argumente sans imposer... en un mot, il convainc. Bravo !
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