La Cité des Marches - Robert Jackson Bennett
Voici un livre auquel je me suis intéressé sur la foi de la présentation qu'en faisait son éditeur. Celui-ci me l'ayant offert, place à la chronique !
Résumé :
Le Continent : autrefois une puissance majeure, par la grâce - et les miracles - de ses Divinités... mais à présent, sa capitale Bulikov n'est plus que l'ombre d'elle-même. Soixante-dix ans plus tôt, le Kaj de Saypur a tué les Divinités du Continent qui avait autrefois colonisé son pays... et depuis, des lois implacables interdisent même que l'on mentionne le nom des êtres divins éliminés. C'est que les Saypuriens ont peur : et si le Kaj n'avait pas tout à fait réussi son œuvre ? C'est la raison pour laquelle des agents secrets ont pour fonction d'enquêter sur chaque miracle et sur chaque créature "bénie" signalés ici ou là. Shara est la meilleure d'entre eux : aussi, quand un universitaire saypurien spécialiste des Divinités travaillant à Bulikov est assassiné, elle sait qu'il est légitime de s'attendre au pire...
La Cité des Marches s'apparente avant tout à un polar. Nos genres sont fluides et leurs limites sont poreuses : en l'absence de Divinités, seule l'humanité peut nuire à l'humanité, ce qui implique l'existence de causes humaines. Enquêter sur un meurtre quel qu'il soit nécessite que l'on découvre le protocole (soit donc, le comment), que l'on détermine le mobile (le pourquoi) avant d'identifier le meurtrier voire ses commanditaires (le qui) : un jeu auquel Shara et son truculent assistant (un genre de Viking taiseux, inquiétant et borgne nommé Sigrud) s'entendent à merveille. Toute enquête réussie requiert des alliés (pour éviter que l'enquêteur ne soit par trop surhumain : après tout, même Sherlock Holmes peut s'appuyer sur le Docteur Watson) mais aussi des trouble-fêtes voire des ennemis (parce que sinon l'enquête serait trop linéaire) : Shara et Sigrud devront composer avec les deux (puisque oui, parfois, les rôles peuvent se faire incertains). L'un de ces personnages d'appui - une vieille connaissance de Shara, ancien intérêt sentimental et cependant rival - se montrera aussi ambigu que nécessaire, tout aussi déchiré que sa cité depuis la disparition des Divinités qui l'avaient érigée.
Mais ces Divinités si absentes au début de l'enquête, qui étaient-elles - ou que sont-elles ? Si le lecteur ne les voit que fort peu - et pour cause - leur présence encombre la mémoire du monde à tel point qu'elles terrifient encore Saypur et les Saypuriens. Le fait est que la présence de Divinités a une implication : le monde n'est pas tout à fait humain, voire pas du tout, puisque l'humanité s'y trouve soumise à des êtres (?) et à des réalités d'ordre supérieur. Saypur garde le souvenir amer d'une ère de servitude : il n'y avait pas de Divinité saypurienne et, par conséquent, pas d'obstacle aux volontés colonialistes des Continentaux. Ces derniers, d'ailleurs, entretiennent volontiers en plus de leur rancœur à l'égard du Kaj une forme de haine raciste pour les Saypuriens... car pour eux, un être humain sans Divinité tutélaire ne peut qu'être un sous-homme. Pour éviter le retour de la servitude et des horreurs associées - sans compter que le revanchisme pourrait bien en démultiplier l'atrocité - Saypur doit comprendre l'incompréhensible et dompter l'indomptable. Comprendre, c'est le rôle des savants - et ce n'est pas un hasard si c'est le meurtre du plus brillant d'entre eux qui déclenche l'enquête... mais dompter, c'est celui des belluaires tels que Shara et Sigrud.
Autant dire que La Cité des Marches n'est pas sans morceaux de bravoure : faire face au Divin peut adopter plusieurs sens dont la plupart sont fort dangereux. Cela peut vouloir dire se confronter aux miracles : si la protection la plus basique (les dissimuler dans un entrepôt secret, très joli clin d’œil au passage à une tradition littéraire assez récente !) ne suffit pas, il pourra devenir nécessaire de les connaître assez pour les exploiter ou leur opposer un autre miracle. Cela peut aussi impliquer d'affronter des créatures dangereuses : là encore, les connaître permet de savoir comment les vaincre par la ruse... et dans les autres cas, il peut être nécessaire d'en recourir à la force brute. Cela peut aussi, et surtout, requérir de se frotter à la foi la plus fanatique... et c'est peut-être là que se trouve le danger le plus grave de l'enquête que conduit Shara. Si la nature des Divinités n'est pas résolue dans ce volume - le premier d'une trilogie - en revanche, l'argument que dévoile l'auteur ne manque pas d'originalité : les Divinités peuvent influencer l'humanité par leurs édits ou même leur seule présence, mais la foi qui leur est offerte les influence aussi en retour et finit en fait par les façonner. En d'autres termes, croire finit pour le fidèle par être un acte politique puisque la réalité finit par accommoder la croyance ! On comprend donc mieux les angoisses des dirigeants saypuriens - car s'il suffit aux fidèles de continuer à croire à leurs Divinités, alors celles-ci même tuées ne sont pas tout à fait mortes... et le péril qu'elles représentent pourrait bien se réveiller sans prévenir.
Voici donc un livre dont les postulats peuvent sembler simplistes - et dont l'auteur parvient pourtant à montrer à quel point leur circularité les rend fascinants (pour le lecteur) et dangereux (pour ses personnages). La performance est en elle-même intéressante, et le fait qu'elle soit accomplie avec un soupçon d'humour la rend tout à fait belle... Bravo !
Ne manquez pas les avis de : Gromovar, FeydRautha, Célinedanaë, ...
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