La Maison des Soleils - Alastair Reynolds

Le hasard semble vouloir que je parle à nouveau d'Alastair Reynolds ce mois-ci... mais cette fois-ci, au sujet d'une parution récente.

Résumé :

Les civilisations humaines ou post-humaines partagent le même schéma, répété depuis la première d'entre elles nommée l'Heure d'Or : elles naissent, s'étendent, puis finissent par péricliter pour ne plus survivre que dans certaines mémoires. Toutes ? Non... certains individus audacieux de l'Heure d'Or, au commencement de l'ère spatiale, ont choisi d'accompagner la marche du temps long plutôt que de construire des empires éphémères. Les frags de la Lignée Gentiane en font partie : tous les deux cents mille ans, leurs vaisseaux relativistes se rassemblent pour que soient mis en commun les observations qu'ils ont réalisées au cours de leurs circuits à travers la galaxie... et malgré quelques pertes, cela fonctionne depuis six millions d'années où leur mémoire collective ne cesse de s'enrichir. Les frags Gentiane ont vu ainsi apparaître puis disparaître d'innombrables cultures, auxquelles ils ont parfois rendu des services inestimables, et sans doute ont-ils mis au jour par la même occasion quelques secrets inavouables... Purslane et Campion sont deux d'entre eux, liés par des sentiments interdits par l'éthique de leur Lignée. Ils sont en retard au rendez-vous, et amènent avec eux un invité surprenant en la forme d'Hespéros, représentant du Peuple Machine qu'un gredin avait piégé dans les profondeurs de la géante gazeuse qui lui sert de repaire. Ils ne savent pas quelles seront les conséquences de leur retard, ni surtout le rôle que leur invité va jouer dans le futur de la Lignée Gentiane, de celui de toutes les espèces humaines et même de celui des intelligences artificielles...

Voici donc un space-opera très bien caractérisé par ses concepts internes. Ainsi qu'il se doit, il y sera beaucoup question d'humanité : le space-op' sait fort bien parler de l'espèce humaine à travers le miroir parfois déformant que lui présente l'extraterrestre... et La Maison des Soleils le fait à travers d'autres miroirs tout aussi intéressants et sans doute eux aussi déformants. Il n'est pas question d'extraterrestres dans cette histoire : si une présence intelligente très antérieure à l'émergence humaine a laissé des vestiges utilisables mais incompréhensibles (et donc impossibles à reproduire à ce stade), dans ce futur lointain l'humanité peut se considérer comme solitaire. La nature (humaine) ayant horreur du vide, l'expansion se fait par vagues et les générations qui se succèdent s'éloignent parfois du standard. Post-humains adaptés au milieu aquatique, centaures, géants ayant conquis une forme d'immortalité : leurs portraits peuplent une première partie du texte et laissent à penser que seule la lenteur du voyage spatial à des vitesses relativistes évite une conflictualité généralisée entre des espèces humaines désormais trop différentes pour partager les mêmes objectifs. Il existe aussi au moins une autre forme d'intelligence, artificielle celle-ci, représentée par un Peuple Machine de robots humanoïdes qui - non contraints par les lois asimoviennes de la robotique - sont susceptibles de partager avec les espèces humaines certains aspects de leur vie intérieure.

 

Bien entendu, les êtres humains standard n'ont pas cessé d'exister, comme en témoigne la présence de collectivités se rattachant à la première civilisation spatiale et dont fait partie la Lignée Gentiane dont il est surtout question ici. Leur vie est prolongée au-delà de l'imaginable par le recours à la médecine et à des stases indispensables à leurs longs voyages interstellaires, leur mémoire est enrichie par le produit de leurs explorations (ou circuits) qu'ils mettent en commun lors de leurs rassemblements, et leurs relations ne cessent de s'enrichir jusqu'à ce que malgré leurs points communs ils finissent par former des groupes d'affinité voire des factions. Leurs vaisseaux étant par ailleurs les plus rapides et les plus puissants de la galaxie humaine, les autres civilisations leur vouent un profond respect puisqu'ils peuvent accomplir des prodiges. L'auteur montre ici en quoi malgré l'immense diversité humaine suite à l'expansion galactique, l'espèce (et ses successeures) n'invente rien de nouveau : tout était déjà présent ou en germe au moment de l'Heure d'Or. A l'Eternité d'un Isaac Asimov, Reynolds oppose donc une Infinité - mais où les membres des différentes Lignées restent en quelque sorte des Eternels capables d'agir sur le destin des êtres moindres.

 

La Maison des Soleils est par conséquent un space-opera où il est aussi question de post-humanité mais en plus d'intelligence artificielle : il faut dire que face à l'immensité du temps offerte ici, on devait s'attendre à ce que le sujet soit autre chose qu'une simple course-poursuite interstellaire... En effet, le futur dans ce texte se situe à plus de six millions d'années, ce qui contribue à expliquer au passage l'apparition des variétés post-humaines évoquées ci-dessus : un futur où les frags des Lignées sont certes tout-puissants mais ne sont en fait que des reliques d'un passé très lointain et oublié de tous ou presque, l'un de leurs produits commercialisables n'étant autre que leurs "mannes" historiques toujours à jour (du moins, en théorie...) et qui attirent les érudits des civilisations qu'ils visitent lors de leurs circuits galactiques. Bien que stocké avec soin, ce passé reste porteur d'énigmes : ainsi, la galaxie d'Andromède a disparu un jour du ciel pour des raisons inconnues... mais ce mystère bien que le plus évident n'est pas le plus dangereux auquel doivent se frotter les frags Gentiane. Pourquoi une attaque à coups d'armes bannies frappe-t-elle cette Lignée lors de son rassemblement ? Qu'ont fait les Gentiane qui mérite cette tentative d'élimination, ou bien que n'ont-ils pas fait - à moins que la question soit plutôt de savoir ce qu'ils seraient susceptibles de faire ou de redécouvrir ? La démesure de l'assaut - qui pulvérise rien de moins qu'une planète entière et en pollue le système stellaire tout entier - marque le véritable début de cette histoire : d'un seul coup, l'assez longue exposition prend tout son sens, tout comme ces retours périodiques à l'Heure d'Or où s'est jouée la formation des Lignées comme du caractère de l'original des frags Gentiane. La clé des énigmes se trouve-t-elle dans le jeu de rôles par immersion où cet original s'est autrefois perdu avec son ami le plus proche, afin de mieux fuir une réalité insatisfaisante ? Ou bien se trouve-t-elle dans un crime si affreux, commis à une époque si lointaine, qu'il a fallu en garantir l'oubli par un complot à l'échelle galactique ? Ou bien se trouve-t-elle plutôt tout au fond de l'âme humaine, en fin de compte bien peu éloignée de celle de ses premiers ancêtres ?

On trouve donc ici de (très) nombreuses idées, dont une partie aurait suffi au schéma d'un volume plus court - voire d'une série de volumes. Le fait qu'il n'y en ait pas une qui soit inutile et qu'il en soit de même pour chaque péripétie vient dès lors soutenir un constat : ce roman est un roman très ambitieux, et son auteur accomplit le tour de force d'en combiner la richesse et la rigueur tout en lui donnant un caractère malgré tout ramassé... expliquant ainsi sa puissance peu commune. Le space-opera est beau quand il est grand : celui-ci est immense, et il admet assez de surcouches baroques pour en devenir dément. Bravo !

Ne manquez pas les avis de : Gromovar, Apophis, FeydRautha, ...