La Maison des Veilleurs - Patrick K. Dewdney

Le Cycle de Syffe de Patrick K. Dewdney se poursuit avec ce quatrième volume, au titre un peu énigmatique, lequel m'a été offert par son éditeur que je remercie au passage pour cette lecture...
Résumé :
Syffe-sans-Terre a réussi un exploit à Puy-Rouge : il revient à Bourre pour y être honoré par le primat Aidan Corjoug. La victoire a néanmoins un goût amer : deux des membres originels de la coterie de Syffe sont morts, et un autre était porteur d'instructions spécifiques dont Syffe ignorait tout. Aidan, qui sait que la guerre se rapproche de plus en plus de Bourre, va tout faire pour reconquérir la confiance de celui qu'il considère comme un ami - et lorsque la coterie enrichie de nouveaux membres s'en retourne au domaine de la Tannerie, c'est avec à sa tête un Syffe confirmé dans son autorité. L'époque est incertaine, et le primat de Bourre sait que les Brunides - pour faire face aux défis qui se présentent à eux - vont devoir se souvenir de l'unité qui était la leur du temps du roi Bai... et qui saurait mieux le faire que l'héritier dont la coterie a découvert l'existence à Puy-Rouge ? Donner aux Brunides le roi dont ils ont besoin sera-t-il la mission décisive de Syffe ?
Qu'est-ce que la fantasy, au fond ? S'agit-il d'histoires de souverains et de jeux des trônes ? D'histoires plus ou moins magiques, impliquant des êtres différents ? Ou bien tout à la fois et peut-être même autre chose encore ?

Syffe est encore jeune dans ce quatrième volet de la saga. Il est de basse extraction, et ne doit sa situation avantageuse qu'à l'amitié intéressée mais étrange que lui voue un noble de haut rang. Depuis L'Enfant de Poussière, l'ambiance est révolutionnaire au pays brunide : les primautés rivales, un temps rassemblées sous la direction d'un roi, sont traversées par des troubles persistants où le lecteur avisé distinguera une ligne de fracture entre l'aristocratie et la bourgeoisie financière. Du côté de la première, la force de la tradition ancrée dans de lointains souvenirs impériaux et des alliances scellées par le mariage ; de celui de la deuxième, la puissance de l'argent - vulgaire mais indispensable carburant des guerres, en particulier lorsqu'elles sont civiles. Entre le marteau et l'enclume se trouvent les représentants du petit peuple : caste servile de paysans et d'artisans que l'habitude pousse à respecter les institutions des primautés censées les protéger de la guerre et de la faim... mais que l'or des banquiers de Franc-Lac peut aussi séduire. Ainsi que je le suggérais un peu plus haut, cette opposition a quelque chose de révolutionnaire : la bourgeoisie discute le pouvoir immémorial de l'aristocratie, mais ne remet pas en question la nature verticale de celui-ci. Syffe ne s'y trompe d'ailleurs pas : sa détestation des banquiers de Franc-Lac - exprimée comme un défi au moment du péril - ne doit pas grand-chose à son allégeance au primat de Bourre... car elle provient du caractère non transformant de leurs manigances même révolutionnaires. A ce jeu, la caste servile peut rêver par moments d'une autre forme de révolution qu'il serait pertinent de qualifier de prolétarienne... et c'est une agréable surprise de voir qu'au fil de ses péripéties au service de Bourre Syffe-sans-terre pourra découvrir la mise en œuvre d'une transformation réelle, seule événement l'amenant à questionner son allégeance.

Le jeu des trônes s'illustre donc au travers de nombreuses péripéties que Syffe observe presque par le petit bout de la lorgnette : escarmouches ou batailles rangées conduisant parfois la coterie à se remanier en intégrant de nouveaux personnages tous plus truculents les uns que les autres. Toutefois, l'une de ces missions accomplies pour le primat Corjoug est l'occasion d'un rappel sévère : Syffe a cessé d'être tout à fait humain, porteur qu'il est de la "vigne" - un organisme parasite mal défini témoignant de l'existence de réalités différentes. C'est ici que se trouve un paradoxe déjà signalé pour le personnage principal de cette histoire : il a reçu de son mentor Uldrick l'enseignement de la philosophie sceptique des Vars, la Pradekke, laquelle postule qu'il n'y a pas d'autre réalité que celle des faits et objets tangibles. L'attachement de Syffe à cet héritage intellectuel est puissant - comme en témoigne d'ailleurs le juron en langue var qu'il émet lorsque cette même réalité se fait cruelle pour lui ! - mais pourtant, il doit le conjuguer avec les faits dérangeantes qui se répètent à bas bruit sous ses yeux. Comment concilier son scepticisme avec la vigne qui l'immunise contre certains maux ? Comment le concilier avec les souvenirs d'événements inexplicables qui le hantent... ou aux nouvelles observations de plus en plus dérangeantes et qui se multiplient ? C'est ici qu'il devient clair que le destin de Syffe ne se jouera pas dans la seule réalité tangible à laquelle il est attaché par la Pradekke... mais qu'il impliquera d'autres dimensions et d'autres forces dont la nature, si elle se précise un peu plus (enfin, diront les impatients...), reste encore assez floue. Malgré donc ses origines si insignifiantes qu'elles le rendent méprisable aux yeux de certains autres protagonistes, Syffe n'est pas qu'un simple narrateur ou même pas qu'un observateur attentif et impliqué : son rôle de pivot et d'acteur de son propre destin devient de plus en plus apparent, et se justifie à chaque nouveau développement de l'intrigue.

Si l'on en revient à la question posée vers le début de la présente chronique, Patrick Dewdney lui offre une réponse originale : faire de la fantasy, c'est raconter les mythes venus de mondes qui n'existent pas. Le Cycle de Syffe, éveillant au fur et à mesure une compréhension de ce monde fondant son étrangeté sur sa ressemblance avec le nôtre, a valeur de démonstration : il remplit, de toute évidence, les plus hautes fonctions de la fantasy.
 
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Commentaires

FeyGirl a dit…
Une saga que je me suis promise de lire depuis sa sortie, et pfiou, déjà le tome 4 !
Ta chronique me rappelle que je dois m'y mettre ; ce serait dommage de passer à côté d'un auteur francophone qui semble solide.
Anudar a dit…
Je pense en effet que Dewdney mérite que l'on s'intéresse à ce qu'il fait, à commencer par cette série. Je n'en parle pas dans mes chroniques, mais sa façon de manier le français sort par moments de l'ordinaire, et c'est à rajouter à l'intérêt que je trouve à l'ensemble.